Màj 03/03/2025 : l'article est remis en avant sur le site alors qu'au 3 mars 2025, Donald Trump a confirmé l'application des frais douaniers à 25% sur "l'ensemble des produits canadiens", tandis que la Chine se voit bien appliquée 10% supplémentaires sur des frais à 10% déjà existants. Une mesure qui risque bien d'ébranler rapidement toute l'industrie.
L'année 2025 ne commence pas de la meilleure des façons pour l'industrie des comics. En parallèle de la mise en redressement judiciaire de Diamond Comics, dont les répercussions sur le long terme restent encore à définir, le secteur a tremblé - littéralement - au début du mois de février. En cause : les mesures de taxes que le président Donald Trump a voulu implanter envers la Chine et le Canada. Le rapport avec les bandes dessinées ? On vous explique tout ça.
Au cours du premier weekend de février 2025, le président des Etats-Unis, Donald Trump, avait annoncé vouloir modifier les droits de douane pour les produits en provenance de différents pays avec qui les États-Unis entretiennent des relations commerciales. Étaient notamment visés la Chine, le Mexique et le Canada. Le projet visait à augmenter le pourcentage de taxes à l'import d'un certain nombre de produits. En l'occurrence pour les livres, cette augmentation était chiffrée à 25% de frais supplémentaires. Et ce, supposément, afin de favoriser la manufacture locale de ces produits et de privilégier ce la fabrication sur le sol des Etats-Unis. Dans cette même optique, la mesure se proposait d'appliquer une taxation de 10 % supplémentaire en ce qui concerne la Chine, alors que des frais préexistants de 10% étaient déjà appliqués. Plus tôt dans l'année, Trump avait menacé d'augmenter ces mêmes frais envers la Chine à hauteur de 100%.
Autrement dit, si une entreprise américaine importe depuis la Chine un produit qui lui aurait coûté 1$ à la fabrication, alors le coût total unitaire, avec 100% de frais à la douane contre les 10% actuels, passerait de 1,10$ à... 2$. Pour ce qui a été retenu, soit un tarif final de 20%, l'augmentation est moins forte (1,20$), mais comprend tout de même un impact certain sur l'équilibre budgétaire du produit, en fonction du nombre d'unités imprimées.
Ces nouveaux tarifs douaniers devaient être appliqués dès le mardi 4 février 2025, et c'est le lundi 3 février qu'un vent de panique a secoué toute l'industrie des comics - voire de tout le marché du livre en général. En cause : tout simplement le fait que de nombreux albums de bande dessinée (en souple et en cartonné) sont imprimés en Chine, tandis que le Canada est un pays privilégié pour l'impression des comics en single issues (les fascicules d'une vingtaine à une quarantaine de pages qui sortent chaque mois). Autrement dit, tous les éditeurs, grands comme petits, s'attendaient à voir leurs frais de douane augmenter considérablement pour les comics qu'ils distribuent ensuite sur le territoire des Etats-Unis. À titre d'exemple, Image Comics et DSTLRY impriment leurs comics au Canada ; Marvel alterne avec une partie de la production aux US, l'autre également au Canada. Dark Horse et Abrams font imprimer leurs comics et leurs albums en Chine, et ainsi de suite.
Reprenons l'exemple (volontairement simplifié) d'un livre coûtant 1$ à produire en Chine, et qui serait tiré à 1000 exemplaires. Avec la taxe actuelle, les frais douaniers totaux s'élèvent à 0,1* 1000, soit 100$. Avec des frais douaniers à 10% de plus, alors le montant à régler par l'éditeur passerait à 200$. Si le livre vient du Canada, pour lequel les frais auraient augmenté à hauteur de 25%, la somme à régler serait alors de 250$. Et une telle augmentation des frais de douanes ne pourrait qu'avoir qu'une seule conséquence : une augmentation du prix de vente de l'album ou du single issue. C'est normal : les coûts d'impression rentrent dans les frais fixes, incompressibles, et qui ont donc un impact direct sur le prix facial du produit. Avec, en cascade, les logiques que l'on connaît déjà sur le marché français : des diminutions de ventes au global sur les titres les plus chers, ou une concentration des achats de lecture sur les comics les plus en vue, au détriment d'autres plus confidentiels.
Dans la journée du 3 février 2025, plusieurs maisons d'édition de comics ont exprimé publiquement leur inquiétude. Et notamment du côté des plus petites enseignes. Pour Alien Books, qui publie les comics Valiant, Matias Timarchi expliquait qu'il ne serait certainement pas possible de maintenir leurs prix de vente à 4,99$ pour un single issue, avec une augmentation nécessaire de 1$ "au moins" (ce qui vous rappelle forcément quelque chose). Soit un prix de 5,99$ par numéro vendu. De quoi littéralement tuer l'univers Valiant, pour être très honnête, alors que ces derniers tentent précisément de se relancer avec l'initiative Valiant Beyond. En parallèle, Dinesh Shamdansani de Bad Idea expliquait qu'avec la nouvelle application des tarifs douaniers, il lui était impossible de tenir ses délais d'impression pour la campagne en cours Hank Howard : Pizza Detective. Et comme, dans le cadre de leurs "mauvaises idées", ils avaient promis que les bouquins seraient gratuits pour les backers si le délai de livraison n'était pas tenu, le dirigeant de Bad Idea voyait déjà toute l'opération lui coûter près de 200 000$.
D'aucuns pourraient dire alors que puisque les tarifs à l'import deviennent trop élevés, il suffirait d'aller imprimer aux États-Unis. Sauf que : d'une part, une bonne partie de l'édition n'a pas choisi de produire à l'étranger pour de simples raisons de coûts de production (même si ce facteur entre en jeu, bien entendu), mais aussi parce que les imprimeries d'autres pays présentent plus d'options et de savoir-faire que l'industrie locale.
Dans un très long papier du Comics Journal, Avi Ehrlich de la maison d'édition indépendante Silver Sprocket (qui a publié le Pee Pee Poo Poo de Caroline Cash, lauréat des derniers Eisner Awards) explique : "Nous n'avons pas pu trouver d'imprimeurs locaux capables d'offrir la même qualité et le même nombre d'options que leurs équivalents à l'international, qu'il s'agisse des stocks de papier de haute qualité, des options de collage, et des effets de fabrication uniques qui font que nos livres sont remarqués. [...] En outre, imprimer de l'autre côté de l'océan est souvent plus rapide que sur le continent, même avec les délais de livraison ; car imprimer aux États-Unis implique de laisser la couverture à une entreprise, les effets à une autre, et les pages intérieures à une troisième, ce qui augmente considérablement le risque d'erreurs et de délais à mesure que les éléments sont transportés d'un imprimeur à un autre."
D'autre part, s'il existe bien des imprimeurs basés aux États-Unis, la matière première (soit le papier, l'encre, etc...) n'est pas forcément produite localement. Et s'il faut la faire venir du Canada (qui est réputé pour ça, au vu du nombre de forêts présentes sur le territoire de ce pays), alors le problème des frais douaniers à l'import se poseront également, avec des répercussions là-encore sur le prix de vente des BDs. En outre, le nombre d'usine à papiers et d'imprimeries existantes sur le territoire américain ne seraient vraisemblablement pas suffisant (loin de là, même) pour absorber les besoins de l'ensemble des éditeurs, si tous se décidaient à relocaliser la fabrication des comics aux États-Unis. Eric Reynolds de Fantagraphics assure : "Ce n'est pas comme s'il y avait tout un tas d'usine à papier et d'imprimeries qui étaient là, à attendre simplement qu'on les redémarre. Même si les frais douaniers provoquaient un investissement local de long terme sur le papier et l'imprimerie, avec la constructions de nouvelles usines et presses, il faudrait des années pour que cela aboutisse, et un grand nombre d'éditeurs ne survivrait pas d'ici là."
D'autres problématiques sont encore à prendre en compte, comme le moment où l'application des frais douaniers aurait lieu. Il faut en effet un délai de quelques mois entre l'impression d'un livre à l'international et son arrivée sur le marché local. Or, si un bouquin était envoyé en impression sur la base de frais de douane à 10% (et avec un prix de vente calculé sur cette base), et que les frais passaient à 20, 25 ou 100% avant que le livre ne soit livré, vous comprenez bien sûr l'impact potentiel sur l'économie du titre en question : des objectifs de ventes bouleversés pour atteindre le point d'équilibre prévu avant l'augmentation des frais douaniers, puisque les coûts auraient augmenté entre temps. Vous l'aurez donc compris, la journée du 3 février a mis énormément de monde en sueur au sein de l'industrie de la bande dessinée américaine. D'autant plus que, comme partout ailleurs, ce serait surtout les structures les plus petites et les plus fragiles qui seraient les premières touchées (et les plus fortement), contre les énormes mastodontes du milieu qui ont plus de moyens pour manœuvrer dans un marché en constante évolution.
En définitive, le mardi 4 février, l'application des frais douaniers a été temporairement reportée. Des négociations entre Donald Trump, Justin Trudeau (du Canada) et Claudia Sheinbaum (du Mexique) ont abouti à un délai de trente jours, les deux pays ayant promis aux États-Unis de renforcer leurs contrôles aux frontières en contrepartie. Dans cet intervalle, les pays en question vont devoir trouver un terrain d'entente économique. Le danger n'est donc pas écarté : si les frais douaniers du Canada venaient à augmenter, l'impact pourrait être désastreux pour l'industrie. Les éditeurs sont donc certainement, à cette heure, en train de regarder leurs meilleures options pour prévoir un futur qui s'annonce, une fois n'est pas coutume, assez incertain.