1. Zorro : réinvention moderne d'un mythe
Chapitre 1
Zorro : réinvention moderne d'un mythe
AK : C'est un plaisir de te parler à nouveau, Sean. Comment ça va ?
SM : Ca va mec. Ca doit faire un an depuis qu'on s'est parlé ? Merci pour ce nouvel échange. Je suppose que je n'ai rien dit de trop polémique la dernière fois.
AK : Non, du tout, c'était une conversation intéressante ! Et on s'était quittés en parlant de Zorro, d'ailleurs.
SM : Ah, excellent.
AK : Tu nous avais parlé du Kickstarter, de la campagne. Aujourd'hui, la série est sortie aux Etats-Unis, et elle va bientôt sortir en France (ndlr : au moment de l'enregistrement). Ma première question est toute simple : qu'est-ce qui t'a donné envie d'écrire ce personnage en personnage en particulier ?
SM : J'ai toujours été un grand fan des personnages classiques de la fiction pulp : Robin des Bois, Le Fantôme du Bengale, Rocketeer... et Zorro est mon préféré. J'ai toujours trouvé son influence sur Batman intéressante, tu sais, les parents de Bruce qui se font assassiner après une séance du Signe de Zorro. Alors, après avoir produit tous ces comics sur Batman je me suis dit, pourquoi ne pas revenir vers la version originale. J'ai commencé par voir si les droits étaient disponibles. Une partie du challenge, ça a été de devoir apprendre à faire de la BD sous licence. Mon avocate est partie à la recherche pour trouver les propriétaires du personnage, ensuite il a fallu signer un accord, s'entendre sur les pourcentages, et s'assurer que le partenaire, Zorro Productins Inc. (ndlr : "ZPI"), était satisfait. C'était difficile, mais ça m'a permis d'apprendre plein de choses. Et c'est toujours utile d'acquérir de nouvelles compétences.
AK : C'est intéressant, parce qu'au moment de l'annonce, on avait compris que tu avais acquis les droits. Est-ce que ça a été difficile de retrouver les propriétaires ? On s'attendrait à ce qu'un personnage aussi ancien soit tombé dans le domaine public.
SM : Alors non, il n'est pas dans le domaine public aux Etats-Unis. En Europe, je crois qu'on a eu un exemple avec quelqu'un qui a tenté d'écrire une pièce sur lui, mais je ne sais pas comment ça s'est terminé. Je ne veux pas dire de bêtises, ZPI pourrait t'expliquer ça mieux que moi. Sur leur site web, ils avaient une page avec des contacts. Mais ils n'étaient pas intéressés sur l'idée de travailler directement avec des créateurs, ils préféraient passer par des maisons d'édition.
Alors, mon avocate les a contactés pour leur dire : "je sais que vous n'avez pas envie de passer par un artiste individuel, mais voilà, j'ai ce client, Sean Murphy, il a fait des comics Batman, il pense qu'il pourrait vous rapporter beaucoup d'argent en montant un projet hybride sur Kickstarter. Et avec ça, il pourrait aussi permettre à Zorro d'être re-publié en Europe". Et ce qui c'est passé, c'est que mon avocate, qui se trouve être juive, a le même nom de famille que le gars qui détient les droits de Zorro. Et en découvrant le courrier dans sa boîte mail, ce gars là a cru que c'était une cousine à lui qui venait de lui écrire. Parce que, tu vois, compte tenu de ce qui est arrivé au peuple juif, la plupart des gens qui avaient ce nom de famille ont été tués. Donc, le gars de chez ZPI pensait que c'était une lointaine cousine qui tentait de le contacter. Et peut-être même qu'ils ont effectivement des racines communes, je n'en sais rien. Mais dans tous les cas, c'est ce qui nous a permis d'ouvrir cette porte.
Alors, il était enthousiaste à l'idée de lui parler. Elle lui a présenté le projet, et on a trouvé un accord. En fait, il est assez possible que la seule raison pour laquelle j'ai pu sortir un comics Zorro, c'est parce que j'avais la bonne avocate avec le bon nom de famille.
AK : Est-ce que c'était vraiment différent pour toi de travailler sur un comics à licence ? Quelque part, on peut se dire que c'était déjà le cas chez DC Comics. Tu as pu avoir la liberté de faire ce que tu voulais ?
SM : Oui, ils ont été supers avec moi. De mon côté, j'avais besoin de savoir à quel point je pouvais aller dans la violence, comment ils se positionnaient sur le sang, la nudité... Et en fait ils ont respecté le processus artistique, m'ont dit que je pouvais faire ce que je voulais. Ils étaient simplement heureux de savoir que j'allais réinventer le personnage. Alors quand je leur ai expliqué que mon Zorro allait être... disons "confus", qu'il souffrait d'une forme de handicap mental... ils m'ont répondu : "attends, tu veux dire que Zorro va être trisomique ?". Je leur ai dit, non, disons plutôt qu'il a souffert d'une sorte de grave dépression. Ils ont cru que le comics allait parler de santé mentale, que ça allait être un genre de Forrest Gump. (rires) Je leur ai dit qu'ils allaient devoir me faire confiance. Et quand ils ont découvert le script et les premiers dessins, ils ont compris.
En général, on ne leur propose que trois pitchs pour reprendre Zorro : soit c'est la version classique, soit c'est de la science-fiction... ou alors, on imagine une Zorro au féminin sur une moto, dans une optique de high concept. Moi, mon projet, c'était de me situer au carrefour de tout ça. Une version plutôt classique de Zorro à l'époque moderne. En fait, tout ce que je voulais, c'était dessiner le personnage sur le dos d'une El Camino. Alors d'un côté, je pouvais opter pour une histoire de voyage dans le temps, ce qui aurait été stupide. Ou alors, je pouvais présenter ça comme la rencontre de Don Quichotte et Narcos. Et c'est comme ça que je l'ai pensé.
OC : Et en allant travailler directement avec ZPI, ça t'a aussi ouvert la possibilité d'utiliser des références plus directes à l'histoire du personnage. Dans les White Knight, on retrouve des clins d'oeil à Batman T.A.S., et ici, on voit des affiches du Masque de Zorro, des hommages à la série Disney avec Guy Williams...
SM : Oui.
OC : Est-ce que ça a été plus facile de concevoir cette synthèse du personnage ?
SM : C'est intéressant, parce que... même si je ne suis pas encore un auteur aussi rôdé que je le voudrais, je me rends compte que tous mes comics comprennent une sorte de "moment méta". Le Joker entouré de jouets Batman, Zorro entouré de jouets Zorro... des scènes où le personnage fait référence à sa propre histoire. Je ne sais pas pourquoi je m'obstine à utiliser cette façon de faire. Peut-être que j'ai juste envie de dessiner des étagères truffées de jouets et de goodies.
Cette fois, ça a surtout été une façon intéressante de détourner les codes de Zorro pour le réinventer, tout en prenant acte de ce qu'il a été dans le passé. Et ça continue de me poursuivre dans mes comics, apparemment. Je ne sais même pas pourquoi je fais ça, mais c'est quelque chose qui apparaît souvent dans mes comics.
AK : Il me semble aussi que l'histoire fonctionne comme un "legacyquel" et que tu as plutôt essayé de travailler le symbole de Zorro, ce qu'il représente, plutôt que sur le personnage en lui-même.
SM : Les réinventions sont à la mode en ce moment, oui. Mais le challenge, c'est de faire ça bien. J'ai l'impression qu'une bonne partie des gens commence à en avoir marre - à chaque fois c'est pareil : "ton idée préférée, on va la prendre et la reprendre différemment" et on finit toujours par redouter le pire. "Qu'est-ce qu'ils vont faire cette fois ci ? En faire une lesbienne ?" Partant de là, je savais que ça allait être difficile. Mais dans le même temps, l'intérêt pour le personnage de Zorro aux Etats-Unis n'est plus vraiment aussi répandu qu'avant. Moi, je suis fan, donc je voulais qu'il reprenne en importance. Qu'il trouve un écho plus large, une édition plus importante, qu'il rapporte plus d'argent.
Je n'avais pas réalisé à quel point Zorro était populaire en Europe, ceci dit. En France, des gens de mon âge sont venus me parler de la série télévisée avec laquelle ils ont grandi, et je n'en avais jamais entendu parler. Ces derniers jours (ndlr : lors de sa visite à Paris), je pense avoir compris que Zorro était un gros dossier chez vous. C'est aussi le cas aux Etats-Unis, mais en France, j'ai l'impression qu'il vous parle un peu plus qu'à nous. Donc, voilà, avec un peu de chance les ventes seront bonnes et les gens seront contents de ce qu'on leur a proposé.
OC : Donc tu n'as pas grandi avec Zorro, mais je crois me souvenir que dans une autre interview, tu expliquai avoir découvert le personnage à travers une sorte de clone : le Pirate Roberts dans le film Princess Bride, qui s'habille un peu comme Zorro.
SM : Oui. (rires)
OC : Je crois qu'on peut reconnaître un peu de cette influence dans les structures de visage. Est-ce que tu avais aussi envie de rendre hommage à ce genre de vieux films de cape et d'épée ?
SM : Oui... En fait, Alex Toth est l'un de mes artistes préférés. C'est le meilleur dessinateur à avoir travaillé sur Zorro, et sa version à lui était justement basée sur l'acteur Guy Williams. Un gars avec une mâchoire plutôt ronde et une fossette sur le menton. Or, moi, quand je dessine les personnages de profil, j'ai pris cette habitude de dessiner des angles droits pour les contours de visages. Et là, je me suis appliqué à lui faire un menton plus rond, et c'était difficile parce que généralement, je ne suis pas doué pour les structures rondes. (rires)
Donc voilà, en ce qui concerne l'apparence de Zorro, je me suis surtout basé sur Guy Williams. Mais particulièrement pour suivre le style d'Alex Toth.
AK : Tu n'as pas utilisé d'autres références pour le projet ?
SM : hé bien, pour les couvertures... j'ai regardé du côté des affiches de films italiens. Pour les logos, ZPI avait un catalogue qui comprenait tous les logos qu'ils ont utilisé pendant toute l'histoire du personnage, je pouvais choisir celui que je voulais. Et pour les couvertures variantes, je crois que Matteo Scalera s'est servi d'une affiche de film italien... ou français, je ne me souviens plus. Mais c'était un truc des années soixante-dix. En ce qui me concerne, les références se sont limitées à Guy Williams et à d'autres films des années soixante-dix. J'ai oublié le nom du truc en question... je crois que c'était avec un acteur français d'ailleurs. Un mec très à droite, de ce qu'on m'a dit. Allan ?
AK : Alain Delon ?
SM : Allène, Allaïne ? Je regarderai tout à l'heure (ndlr : Sean Murphy fait ici référence au film italien Zorro de Duccio Tessari, 1975, dans lequel Alain Delon interprète Diego de la Vega). Je trouvais que c'était le plus beau des Zorro, donc je me suis beaucoup basé sur lui. Sauf qu'il portait un pantalon patte d'eph', et je n'avais pas envie de dessiner ça.
AK : Ok. Lorsque tu as décidé d'entamer ce projet, quel a été le point de départ ? L'élément déclencheur ? Zorro, sa soeur, le village ?
SM : C'est idiot, mais j'ai vraiment eu cette vision du personnage dans une voiture. (rires) Zorro sur sa Chevrolet El Camino. Je suis obligé de mettre une bagnole dans tous mes comics, parce que je suis un imbécile.
AK : Tu es obsédé par les voitures.
SM : Oui !
AK : On a tous nos obsessions.
SM : Donc voilà, je suis obsédé par les voitures. Alors je me suis dit "si Zorro devait conduire une voiture, ce serait quel genre de modèle" - il fallait que ce soit un véhicule mexicain, donc une El Camino. Et je l'imaginais sur le toit de la voiture. Sauf que cette bagnole est plutôt moche, alors je me suis mis à imaginer quelque chose qui irait plus vers le hors piste, façon Fast & Furious. Et si Zorro est sur le toit, qui conduit la voiture ? Probablement sa sœur, parce qu'il me fallait aussi un personnage féminin. C'est un peu comme ça que tout a commencé, honnêtement. A partir de cette image de Zorro sur sa El Camino.
Il a ensuite fallu que j'insère des éléments plus complexes, pour expliquer ce qu'il fait là, quelle importance sa présence prend pour le village. Mais tout part de cette idée stupide. Et c'était la même chose avec Batman : au départ, j'avais seulement cette vision d'une course entre plusieurs Batmobiles. Alors je me suis dit "bon, d'accord, mais comment on justifie ça ?". Ce qui a fini par devenir... et si le Joker était le gentil de toute l'histoire... et s'il réglait ses problèmes mentaux... et ça a fini par fonctionner.
OC : Pour beaucoup de gens en France, des fans de Batman, des White Knight, on a l'habitude de te voir dessiner une Gotham City assez dense, peuplée de grands bâtiments à perte de vue. Et on imagine bien que c'est différent de s'emparer de la campagne californienne, pour la ligne de fuite, l'architecture.
SM : Oui.
OC : Comment tu as abordé cette nouvelle topographie, cet usage différent de la perspective ?
SM : C'était vraiment amusant. Parce que dessiner Gotham City, ça signifie que tu vas surtout te servir d'une règle, tracer des lignes bien droites, bien parallèles. Alors que dans un western, quand tu illustres des villa, quand tu illustres un castillo, c'est comme si tout avait été posé sur pierre avant d'être remodelé à la batte de baseball. J'ai dû réfléchir à quelques textures utiliser, pour la pierre, pour le bois, pour les palmiers. Je n'avais jamais dessiné de cactus de ma carrière jusqu'ici donc il a aussi fallu que j'apprenne à faire ça.
AK (sans le micro) : On imagine que ça doit être plutôt facile.
SM : C'est facile et difficile à la fois. Et puis, sur Batman, j'ai aussi la possibilité de noircir les espaces vides. Comme pour produire une illusion optique, faire croire que j'ai produit plus de travail que ce qu'on voit réellement à l'image. Pour Zorro, les espaces devaient rester vides pour être ensuite colorés (en orange pour le désert et les couchers de soleil).
OC : On voit aussi beaucoup de structures en arches et des formes rondes. On peut le voir sur le château, le truc... je ne sais pas comment ça se dit en anglais.
SM : La voute ?
OC : Voilà. Ca a l'air d'être assez nouveau aussi pour toi dans l'usage de la perspective.
SM : Oui. Je dois avoir quelques planches qui traînent avec des voutes dans ce style. Je me suis servi de très bonnes références photographiques qui montrent des forts espagnols pour ce genre d'éléments. Je pense que quand je vais revenir vers Gotham City, je vais utiliser davantage de choses dans ce goût là. Des objets plus ronds, des morceaux de bois qui tiennent les structures des murs. C'est vrai, je n'avais pas forcément réalisé mais je pense que tu as raison.
AK : Et puis, pour cette histoire, tu ne pouvais pas non plus utiliser la verticalité d'une ville comme Gotham City.
SM : A 100%, oui !
AK : Et cette façon de faire se déporte plutôt sur les personnages qu'on voit plus souvent debout, pour occuper les lignes verticales, ou sur la projection de sang ou la forme de l'épée. Est-ce que ça t'a servi de euh... Ah, je perds mes mots.
SM : Mais non, ton Anglais est très bon.
AK : D'ajustement, voilà, face à ce nouveau challenge.
SM : Oui, je n'avais pas pensé à ça mais c'est vrai. Avec Zorro, on ne peut pas se reposer sur les buildings. Tous les décors sont des paysages. Donc le risque, c'est que la moindre case devienne un panorama. Alors que dans Batman, on sait que de temps à autres, on va retomber sur une case où il escalade un bâtiment. Dans ce comics, j'imagine que mes cases verticales vont plutôt se concentrer sur Zorro sur son cheval... (ndlr : on lui montre une case où Zorro est dessiné "en pied", debout, avec un genou vers l'avant). Ah oui, et ça, ça fait aussi partie des petites astuces stupides que j'utilise. Des fois, je veux représenter un personnage dans l'angle, et je me dis "ah mais on ne vois pas ses jambes" alors hop, je lui fais monter un genou. (rires) Jim Lee utilise souvent cette technique dans ses comics Batman. C'est idiot, mais c'est efficace, et donc on se retrouve à voir souvent les jambes du personnage.
AK : On peut aussi se dire que les cases plus horizontales appellent à une mise en scène plus "cinématographique". Est-ce que tu as remis le nez dans de les anciens films Zorro ?
SM : Je me suis revu quelques uns de la période noir et blanc. Certains des sérials des années quarante et cinquante. Dans certaines versions, Zorro a des pistolets, on sent qu'ils ont tâtonné, même avant l'apparition de la couleur. Je me rappelle d'un film où il est à bord d'une voiture, dans une course poursuite. Apparemment, la majeure partie des films Zorro a été produite en Italie, et pour la plupart, et ce sont des trucs dont je n'avais jamais entendu parler. Je crois même qu'ils ont utilisé le personnage dans la série B aux premières heures du cinéma : vous aviez un film de quatre-vingt dix minutes, et avant la projection, on diffusait un épisode de vingt minutes de Zorro. Ils appelaient ça "le film B", ce qui a donné "les films de série B". On utilise encore cette expression (du moins aux Etats-Unis) pour décrire les films fauchés. Et Zorro a permis à établir cette définition, même si à l'époque, ça voulait dire autre chose.
OC : Et donc, pour parler d'Alex Toth - j'espère que je prononce bien son nom ?
SM : Oui oui.
OC : On voit l'influence, même si ton style n'est pas aussi minimaliste que le sien.
SM : J'essaye de l'imiter, mais c'est tellement difficile. Réussir à être aussi simple et aussi efficace dans le trait, c'est vraiment compliqué.
OC : Je trouve que tu y arrives bien sur le dessin de l'épée, qui est net et plutôt minimal dans le rendu. D'ailleurs, il me semble que tu avais pris des cours d'escrime ?
SM : C'est vrai, oui. J'avais pris des cours pour m'aider sur la scène de combat à l'épée dans Curse of the White Knight avec Azrael. Je n'étais pas très doué, mais j'ai appris des choses. Comment positionner ses pieds, comment se pencher pour attaquer. Ce n'était pas de l'escrime au sens propre, plutôt du fleuret. Dans le sens où vous ne faites pas de grands mouvements circulaires, vous pointer le corps adverse et on vous attribue des points. C'est même assez intéressant : maintenant que je me suis renseigné sur le sujet, quand je regarde de vieux films de cape et d'épée... je me dis que c'est de la pure connerie. (rires) Ca ne peut pas marcher. Comment ils arrivent à se battre avec deux épées, ça n'a pas de sens.
Mais je voulais que les attaques sonnent vraies. Et aussi... c'est un vocabulaire très français, je devrais être capable de me souvenir des noms de mouvements. Répartie ? Je ne me souviens plus.
AK : J'avais aussi une question à propos de la violence. Tu disais que tu t'inquiétais de savoir jusqu'où tu pourrais aller, et au final le comics est tout de même plutôt graphique.
SM : Oui, et c'est amusant, parce que généralement je n'aime pas vraiment les scènes violentes, le sang. J'essaye de faire en sorte que la violence reste minime. Oui, Zorro plante souvent son épée dans la tête des gens dans ce comics, mais c'est presque drôle, comme un dessin animé, la façon dont il s'y prend. Le sang n'est pas non plus très présent - ce n'est pas comme Ryan Ottley qui aime en mettre partout. C'est présent, mais en petite quantité. Et en même temps, comme l'objectif est de rendre ça simple et propre, ça a presque l'air plus violent. Les gens se disent "oh mon dieu mais il a planté ce mec en pleine tête". Et à la fin de l'album, c'est chargé, parce que le sang me sert comme élément de design.
On a aussi ces squelettes, comme motif récurrent, en hommage aux crânes en sucre (ndlr : calavera) du jour des morts au Mexique. En fait oui, tu as raison, je suppose que c'est un comics assez violent, mais ce n'était pas forcément mon objectif.
AK : Ca vient peut-être de ta frustration de ne jamais avoir pu dessiner Batman en train de tuer quelqu'un...
SM : Haha. J'avais quand même cette scène dans laquelle tous les vilains se font tuer par Azrael dans Curse of the White Knight. Mais... oui, peut-être.
AK : En tout cas on sent que tu as eu carte blanche. Même si ça paraît peu crédible de pouvoir planter quelqu'un avec une épée dans le crâne.
SM : Si on passe par la tempe ou par la joue, c'est possible. Mais tu sais, en comics, la science... si c'est cool, c'est crédible. C'est ça le calcul dans les comics : si une scène est suffisamment géniale, alors ça devient logique, ça fonctionne. (rires)
AK : Est-ce que tu trouves un plaisir dans l'esthétisation de la violence ?
SM : Hé bien, je pense que oui...
AK : Ce n'est pas un jugement, moi j'aime beaucoup les comics qui vont dans ce sens là.
SM : Je sais que j'aime bien dessiner les flingues. Les coups de feu. Par contre je n'ai pas forcément envie de représenter des gars qui se prennent des balles avec du sang qui fuse un peu partout. Surtout aux Etats-Unis avec le climat des tueries dans les écoles, on se dit "oh mon dieu"... La violence à l'épée, c'est différent. C'est plus personnel, c'est plus rapide. C'est propre, enfin, c'est ce qu'on suppose. Donc je pense que c'était plus amusant de dessiner ça plutôt que d'utiliser des flingues.
OC : Pour parler des voitures, on sait que c'est un élément récurrent de ta bibliographie. En témoigne le blouson 1969 Le Mans que tu portes aujourd'hui.
SM : (Rires)
OC : Et on voit aussi qu'un des personnage porte une veste comme celle de l'héroïne dans Café Racer. Entre ça et les voitures et quelques autres éléments, est-ce que c'était une façon pour toi d'injecter un peu de personnel dans une oeuvre qui appartient au global à une autre compagnie ?
SM : Tu veux dire, pourquoi est-ce que je lui ai mis une veste comme celle-là ?
OC : Oui, ce genre de techniques "signatures" à toi.
SM : Je sais oui... Je pense que dans chacun de mes projets, je choisis un personnage qui désigne qui je serais, moi, dans cette histoire. Pour Zorro, j'ai choisi Rosa. Je me disais que ce serait intéressant : déjà elle sort du lot, c'est une lesbienne mais aussi une catholique, ce qui représente un conflit de son point de vue. Même si personne n'a l'air d'avoir un problème avec ça. Et surtout, c'est une pilote spécialisée dans les échappées après un braquage, elle porte des couleurs vives, alors que tous les autres vilains de l'album ont des looks plus traditionnels de westerns. Alors que elle, c'est ce personnage qui apparaît avec une veste de course, toute en couleurs, comme si Zorro devenait un bouquin qui parlait de sport automobile.
Et puis, la veste orange, avec le renard orange de son frère, ça forme une palette plutôt sympathique. Si on a envie de produire des figurines, ça fait un code couleur. Mais oui, en effet, à chaque projet je m'obstine à mettre un personnage en cuir de pilote, je ne sais pas pourquoi...
OC : C'est ton avatar dans chaque histoire.
SM : J'imagine que c'est ça. (rires)
OC : Je trouvais aussi amusante la référence à Machete, avec ce personnage, Trejo, qui ressemble à Danny Trejo.
AK : Oui, c'est comme si tu avais dessiné un personnage qui ressemble à Schwarzenegger et que tu l'avais appelé Schwarzenegger haha.
SM : C'est tout bête : le nom est court, facile à épeler, il sonne espagnol... et je voulais changer le nom avant d'envoyer le projet à l'impression. Parce que... enfin, voilà, Danny Trejo possède "les droits" de Danny Trejo.
AK : Je me suis demandé si tu l'avais contacté justement.
SM : Non, l'éditeur a voulu lui écrire pour lui proposer de signer un verbatim ou d'apparaître sur la couverture, mais ça ne s'est pas fait. Donc oui, je voulais changer son nom avant la finalisation, je n'ai pas eu le temps, j'espère qu'il ne va pas être trop en colère. (rires) Même si, au final, il fait partie des héros de l'histoire. Et je l'ai dessiné un peu plus grand que le vrai. En fait, il a une bonne tête, je l'ai souvent vu représenté en comics, même si généralement, les gens ne l'appellent pas directement "Danny" ou "Trejo". Alors... j'espère que ça va passer.
OC : C'est amusant d'ailleurs, parce que je crois que Robert Rodriguez, qui est un grand proche de Danny Trejo, avait essayé de faire une série Zorro récemment...
SM : Exact.
OC : Et je crois que ça ne s'est pas fait au final.
SM : Ils ont essayé de relancer la machine récemment, mais il me semble que ça n'a pas marché. Et oui, ça ferait probablement partie des autres raisons qui font que ça m'inquiète : je ne sais pas si c'est vrai, mais il me semble que Quentin Tarantino a une sorte de primauté en cas de future adaptation de Zorro parce qu'il avait signé un contrat à l'époque du projet Django/Zorro et... il y a des chances qu'il tombe sur ce comics, l'envoie à son copain Robert Rodriguez qui pourrait ensuite le montrer à Danny Trejo... enfin, je ne sais pas, avec un peu de chance ils ne seront pas trop fâchés.
OC : C'est amusant d'ailleurs, parce que quand tu avais parlé à Arno de ton projet Zorro l'année dernière, on venait de savoir qu'une série espagnole était en route (et elle est sortie depuis), et même qu'une adaptation française allait être développée.
SM : J'en ai entendu parler oui ! Je n'ai pas encore pu voir à quoi ça allait ressembler.
OC : Et puis, un autre projet sur Disney+. En un sens, t'étais à l'avant-front de tout ça.
SM : Oui, alors, j'aimerais pouvoir dire que j'ai eu ce pouvoir de préscience.
OC : Quelle influenceur sur l'industrie, Sean Murphy. (rires)
SM : Dans la série avec Sofia Vergara, elle devait jouer une Zorro au féminin qui chevauche une moto. Je crois aussi qu'un animé était en chemin où Zorro était un véritable renard, ça avait l'air assez fou. J'espère que tous ces projets vont réussir à se faire, parce que vous savez, des fois certains trucs sont annoncés et puis c'est remis à plus tard, ou bien c'est annulé, on ne sait jamais. Mais je suis content de voir que l'appétit général pour le personnage est toujours bien vivant. ZPI espère que ça va continuer et moi aussi, donc si j'ai pu participer à ce retour d'une quelconque façon... de toutes façons, ça leur rapportera plus d'argent à eux qu'à moi, donc. (rires)
AK : A ton avis, qu'est-ce qui fait que le personnage de Zorro est encore aussi populaire dans le présent ?
SM : Si un personnage est réinventé tous les vingt ans, il accumule de nouveaux fans dans les générations. Pour comparer ça avec les Tortues Ninja, ça a été un phénomène dans les années quatre-vingt, et ensuite, il y a eu une seconde grosse vague. Actuellement, ils doivent bien avoir touché quatre générations de fans. Les grands-pères de quarante-cinq ans partagent encore les Tortues Ninja avec leurs petits-fils. C'est ça la force d'une marque qui se transmet dans le temps. Pour Zorro, même si ce n'est pas aussi gros que les Tortues Ninja, du moment que quelque chose sort suffisamment souvent, il n'en faut pas plus pour convaincre les gens que le personnage reste éternel. Par exemple, moi j'aime bien Dick Tracy, mais c'est un personnage sur lequel on n'a pas eu énormément d'activité depuis les années quatre-vingt dix, donc la propriété intellectuelle est en danger d'extinction si tu veux.
Et c'est intéressant : en comparaison, le Rocketeer a l'air d'être encore capable de tenir sur ses deux jambes. Peut-être que c'est aussi le cas pour le Phantom, je ne sais pas.
AK : Mais là tu parles du personnage en tant que propriété intellectuelle. Je voulais plus dire : qu'est-ce qui fait qu'il est encore populaire dans les thématiques, le design, etc.
SM : Ah, je vois. Je dirais que Zorro est un personnage tellement pulp... porté par des dialogues pas du tout réalistes, à mon sens ça ne marcherait plus dans le présent. Les répliques de Guy Williams dans les années cinquante, ça avait quelque chose de charmant. Mais si on devait le faire aujourd'hui, il faudrait quelque chose de plus moderne, de plus mature. Et ça n'aurait pas forcément vocation à se passer dans le présent. Mais si on prend des séries de western très sérieuses comme WestWorld, et qu'on designait cet univers plus crédible, avec un Zorro qui évoluerait là-dedans, oui, ça pourrait fonctionner. Ou si Zorro se trouvait vraiment dans une série à la Narcos, si on embauchait ces scénaristes... je ne sais pas, mais j'imagine qu'il existe des tas de façons de réinventer Zorro et de le rendre pertinent.
Le côté iconique de la cape, de l'épée et du chapeau noir est suffisant pour que les gens se disent "oh, Zorro, il faut que j'aille voir ça !". Un peu comme le code couleur des tortues vertes ou du Hellboy rouge. Ca active un interrupteur immédiat dans le cerveau des gens qui suffit à leur faire envie.
AK : Est-ce que tu n'avais pas peur de perdre les gens en déplaçant le personnage dans le monde moderne ? Parce que c'est difficilement crédible de voir un gars avec une épée battre une équipe de vilains avec des pistolets et des mitrailleuses.
SM : (rires) Oui, j'imagine que c'est ridicule d'imaginer qu'un héros seulement armé d'un fleuret serait capable d'abattre une petite armée organisée. Evidemment.
OC : Mais il a un fouet aussi !
SM : Il a un fouet, il a une voiture. Et même les narcotrafiquants s'en aperçoivent, ils se disent "pourquoi on arrive pas à l'avoir ?". Mais au final il est aidé par les villageois, par des alliés qui ont de l'armement, donc ça a tendance à rééquilibrer les forces j'imagine. Mais ce n'est pas plus ridicule que de voir Bandido sauter de son bras et se mettre à mordre les vilains...
OC : Oui, c'est vrai, on n'a pas encore parlé de Bandido. C'est curieux mais je ne me souviens pas que Zorro a déjà eu un petit renard de compagnie.
SM : Oui, je n'arrive pas à comprendre pourquoi personne n'y a pensé en cent ans. Même si le coup d'avoir une sorte d'avatar est peut-être quelque chose de plus moderne, on a plus l'habitude de ça depuis Pokémon, depuis les animés japonais. (rires) Il était peut-être temps de réparer cet oubli.
OC : L'album a aussi plus de faune et de flore que tes productions habituelles.
SM : Oui.
OC : Est-ce que ça a été difficile de te mettre à dessiner tout ça ?
SM : Si je regarde les planches aux murs, je peux voir quelques dessins du renard dont je ne suis pas content. J'aimerais être aussi doué que Claire Wendling, une artiste française qui se spécialise dans la représentation des animaux. C'est une véritable science à part entière. Je pense que je peux dessiner un bon cheval à partir d'une photographie, mais j'ai du mal à pouvoir me l'imaginer dans l'espace aussi bien que pour un humain. Claire Wendling, elle sait faire ça.
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