Article rédigé par Jaime Bonkowski
Les fans de littérature gothique et d'horreur le savent bien : la légende du vampire est très européenne. Les Carpates, les hautes et froides montagnes des Balkans, les comtesses et les princes maudits : dès ses débuts en littérature, le vampire s'inscrit dans un imaginaire très européen. Face à ce constat (qui, ne nous mentons pas, ne vient pas non plus révolutionner l'imaginaire mondial), deux auteurs se sont néanmoins interrogés, et ont décidé de mettre en place une nouvelle mythologie vampirique. Ces deux auteurs, il est probable que vous les connaissiez : Scott Snyder et... Stephen King !
Oui oui, le maître incontesté du roman d'horreur s'est essayé au scénario de comics aux côtés d'un cador du genre, pour nous co-écrire ensemble une série tout à fait atypique. Et si le King ne s'investit que dans les scénarios des premiers numéros (il faut dire que le bougre est assez occupé, avec ses 50 publications annuelles...), leur bébé horrifique s'est très bien porté pendant toutes ses années de publication chez Vertigo dans les années 2000 - puis en DC Black Label pour son baroud d'honneur. Urban Comics, déjà fort d'une édition régulière en huit tomes, a donc commencé en 2020 à proposer une série de rééditions en intégrale, dont le quatrième tome est sorti tout récemment. L'occasion de refaire le point sur cette saga. Sortez les crocs, les capes et cachez les gousses d'ails : voici American Vampire.

The Star-Blooded Banner
L'histoire des ricains suceurs de sang commence durant les années 1800. Le premier de la lignée est une ordure du nom de Skinner Sweet, fameux et redouté dévaliseur de banques qui se fait mordre par le patron du dernier établissement auquel il s'est attaqué, lui-même un très ancien vampire européen. Sweet découvre alors les pouvoirs qui lui sont octroyés par sa nouvelle condition, mais aussi les malédictions qui l'accompagnent.
Laissant dans son sillage une trainée de morts et de jeunes vampires, on suit la destinée de Sweet et de ses descendants à travers les époques, en passant fréquemment d'un point de vue à un autre. Et la dynamique de la série se met alors en place : redécouvrir des moments-clefs de l'histoire américaine au travers du regard de vampires américains, avec toujours l'ombre menaçante du premier de la lignée, Skinner Sweet, qui plane. On découvre ainsi leur ingérence durant la seconde Guerre Mondiale, la révolution hippie ou même la conquête de l'espace...
Tapis dans les ombres, ils sont là. Toujours.
À bien des égards, la lecture d'American Vampire s'apparente à un cours d'Histoire des États-Unis perçue par les yeux les protagonistes. Sans fard ni emphase inutile, on se confronte à une galerie de personnages principaux qu'on serait bien en peine d'appeler des héros, souvent de véritables crevures, parfois avec tout de même quelques semblant de moralité. Plus encore que leurs exactions de suceurs de sang, c'est leurs interactions avec le monde qui intéressent nos auteurs, et le rôle qu'ils jouent dans les événements les plus importants de l'histoire humaine.
La démarche n'est pas si originale que ça, mais elle est très bien maîtrisée, et Scott Snyder sait jouer les équilibristes entre les passages plus "narratifs" sans beaucoup d'action et les séquences plus dynamiques, pour ne pas nous proposer un résultat uniquement didactique ou uniquement divertissant. On est surtout impressionné par le traitement qu'il réserve à Skinner Sweet, à la fois personnage principal, méchant, narrateur et mythe au sein de son univers. Son ombre plane du début à la fin de la série, qu'il soit présent dans les cases ou non, et on retrouve là le traitement réservé par Bram Stoker à son Dracula : un personnage omniprésent mais toujours caché dans l'ombre, dont l'influence sur l'histoire est indéniable mais qu'on ne voit presque pas.
On s'en doute : relire l'histoire des USA selon le point de vue de vampires, c'est aussi pour les auteurs un moyen de caler pas mal de sous-textes politiques et de critiques à peine voilées du fameux American Dream. Mais là encore, Snyder sait tempérer ses velléités militantes pour ne pas rendre sa série trop pesante. La perspective politique est bien là, elle donne au récit une certaine profondeur et une actualité certaine, mais elle ne s'impose pas au lecteur tout au long du titre.
Dessiner LE monstre
Pour la partie graphique, de multiples dessinateurs de grand talent se sont succédés mais c'est Rafael Albuquerque, co-créateur du titre avec Snyder et dessinateur le plus récurrent, qui constitue l'épine dorsale esthétique de la série. Représenter la figure du vampire est un challenge mainte fois éprouvé dans la culture populaire ou classique, avec ses hauts et ses bas. Et une chose est à peu près sûre : plus d'un siècle après les premières itérations du monstre, on commençait à avoir fait le tour de ses représentations possible, du terrifiant vieillard à la Nosferatu au beau gosse style Brad Pitt, en passant par la boule à facette Twilight.
Imaginer une manière à la fois convaincante, originale et cohérente avec le propos de représenter les vampires est donc une véritable épreuve, dont Albuquerque se défait avec brio, et ses successeurs aux dessins également. Il sait s'affranchir du carcan imposé par la mythologie européenne du monstre tout en en conservant l'essence, et imagine à tout point de vue un nouveau vampire, par la nationalité comme par les caractéristiques physiques, les pouvoirs, et les mœurs.
Cette démarche n'est pas anodine, et le fait qu'elle soit aussi réussie suffit à démontrer l'intérêt du titre, mais aussi le projet global de Snyder et Albuquerque : prendre leurs distances avec le Vieux Continent pour créer de nouvelles légendes, de nouveaux mythes, qui soient 100% états-uniens. Un projet ambitieux mais qui, au vu du succès incontestable de la série, semble au moins en partie réalisé.
Au delà des vampires eux-mêmes, le trait de Rafael Albuquerque est assez hallucinant. Il installe des ambiances uniques et très variées, en passant à loisir du western classique aux grandes métropoles contemporaines. Sa griffe est très reconnaissable, mais pas forcément du goût de tous, particulièrement dans les scènes de baston et d'affrontement. Peut-être un peu "brouillon" dans ses derniers numéros si on veut vraiment pinailler, il déploie surtout son talent lors des séquences plus oniriques et hors de la réalité, qu'on retrouve à foison tout au long de la série.
Titre emblématique du Vertigo de ce début de millénaire, American Vampire est une série hyper-ambitieuse et maîtrisée qui a tous les atours pour s'inscrire durablement dans le patrimoine du comics indépendant. Pas exempte de défauts mais bourrée de qualités rares, et guidée par une écriture sublime de bout en bout, l'aventure de Skinner Sweet et des suceurs de sang américains est une véritable épopée, à lire et à relire.