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American Flagg! - Howard Chaykin, anticipation de la dystopie et conquête martienne

American Flagg! - Howard Chaykin, anticipation de la dystopie et conquête martienne

ReviewUrban
On a aimé• Anticipation d'avant-garde
• Une excellente série pulp
• Les trouvailles visuelles de Chaykin
• Du gag dans la dystopie ?
• Découpage, couleurs
On a moins aimé• Un relationnel aux femmes qui vieillit mal
Notre note

A l'image du cinéma ou de l'industrie du jeu vidéo, la bande-dessinée paume parfois l'un ou l'autre grand nom d'artiste dans le processus mécanique de mémoire sélective. Quelques pionniers, quelques vedettes dont le travail fut acclamé pendant un temps, mais que le grand public contemporain connaît moins. Les connaisseurs dégainent un patronyme, un obscur boulot de spécialiste paru il y a trente ou quarante années, qui intéressera peut-être le lecteur curieux en troisième choix après les indispensables Watchmen ou Dark Knight Returns. Dans les comics, cet étrange tri mémoriel se résume généralement à "est-ce que le gus en question a inventé un personnage populaire", "est-ce que l'autrice dont tu me parles a tué son lot de héros importants" ou "est-ce qu'il a du Batman en rayon qu'on pourrait conseiller aux débutants". Prenez Howard Chaykin.  

Dès ses débuts, Howard Chaykin passe pour un authentique prodige. Repéré par Gil Kane et Wally Wood, le bonhomme se fera vite une place sur la scène du dessin de BD dans les années 1970, avec des oeuvres touchant à l'horreur ou à la science-fiction. Lorsque Marvel obtient les droits d'adaptation de Star Wars : Un Nouvel Espoir en 1977, Chaykin accompagne Roy Thomas aux dessins de la version comics du film de George Lucas. Après avoir collé aux structures du script originel, la série se poursuit après la destruction de l'Etoile Noire, et l'artiste doit inventer des tyrans cosmiques et des nénettes en bikini de l'espace, dans les contours d'un imaginaire à la Flash Gordon avec le maléfique Serji-X Arrogantus ou le pilote à tête de lapin Jaxxon, au moment où l'iconographie Star Wars n'a pas encore été solidifiée. Dans la science-fiction, Chaykin aura aussi la charge de la toute première mini-série (ou série limitée) de DC Comics en 1979, World of Krypton, avant de pivoter vers des environnements plus adultes pour d'autres structures du monde de l'édition.
 
  

L'artiste travaillera notamment avec Heavy Metal, déclinaison anglophone du magazine Métal Hurlant, et commencera à se diriger vers un représentation plus sombre du futur technologique, en accord avec les mentalités de son époque et la transition du marché vers des oeuvres plus engagées. Plus tard, Howard Chaykin entrera dans l'histoire de la bande-dessinée américaine avec la maxi-série Black Kiss en 1988, l'un des premiers projets de comics sérieux à aborder la thématique du sexe de façon explicite, le temps d'un polar sombre sur fond de vampires à Hollywood. Cet intérêt pour la chose sexuelle, ce trait qui évoque la science-fiction pulp et cette envie de politiser un environnement fantaisiste traditionnel s'additionneront à l'une des autres grandes caractéristiques de la bibliographie du dessinateur : la représentation des Etats-Unis comme une civilisation en déclin. Un goût pour le symbolisme d'une nation en déliquescence qui traversera toute la carrière de Chaykin, avec The Divided States of Hysteria, American Century et, à l'origine, American Flagg!.

Entamée chez First Comics en 1983, la série American Flagg! suit l'effondrement de l'humanité après la conquête des étoiles, avec la mise en images d'un rapport de force entre une population terrestre tenue sous contrôle et un regroupement de puissances politiques et post-capitalistes né des ruines de la Guerre Froide. Le consortium Plex évoque la perspective d'un futur où les politiciens se seraient alliés aux corporatistes pour pousser plus loin la première éventualité de crise écologique et d'appauvrissement des ressources qui commençait (déjà) à inquiéter les scientifiques des années 1980. Précurseur, Chaykin s'intéresse à ces sujets au moment où le public se passionne encore pour l'impérialisme viril dans l'utopie libérale de la présidence Ronald Reagan, en composant un ensemble dense et révolté. Pour garder le public attentif, ou parce qu'il est Howard Chaykin et restera Howard Chaykin, le scénariste insère aussi une bonne quantité de nanas en porte-jarretelles. 

 

American Flagg! suit l'aventure du personnage de Reuben Flagg, ex vedette de la télévision enrôlé de force dans le corps des Rangers, une police du futur aux ordres du Plex chargée de maintenir l'ordre sur Terre et de contrôler la diffusion des programmes de divertissement. L'action se situe en 2030, la Lune et Mars ont été colonisées et sont habitées par les populations aisées. Après une énorme crise sociale survenue au terme de l'année 1996, le désastre écologique s'est additionné aux guerres et à l'effondrement économique des différents points du globe. Les membres du Plex, une union transpacifique formée par les dirigeants des Etats-Unis et de l'Union Soviétique associés avec les grands groupes du capital, ont décidé de quitter la Terre et d'installer le gouvernement sur Mars afin d'éviter de futures catastrophes et une éventuelle insurrection. Pour l'heure, l'humanité parquée sur la planète bleue se tient sage, alimentée à coups d'émissions violentes et racoleuses censées divertir et occuper l'esprit des populations pauvres laissées en arrière. 
 
Flagg va vite prendre pied dans ce nouvel environnement, pas forcément accroché aux responsabilités liées à son rôle de flic du futur, et plus intéressé par la perspective d'éventuels profits à tirer de ce poste de pouvoir. Le héros sert de véhicule aux idées de Howard Chaykin sur les Etats-Unis, authentique patriote tombé amoureux de l'imagerie lointaine de cette civilisation dont il ne connaît que l'histoire. Flagg est né sur Mars, d'une mère russe et d'un père américain, descendant de juifs achkénazes. Pour l'heure, le personnage est surtout un honnête flambeur : ni bavard ni taiseux, calqué sur les modalités du héros pulp traditionnel, bagarreur, séducteur, fripouille mais sympatoche et occasionnellement droit, une sorte d'amalgame entre Han Solo et le James Bond de Sean Connery. Pour Howard Chaykin, Flagg joue le rôle de power fantasy, personnification d'une individualité mêlée aux codes de fiction en vigueur : salopard rusé, homme d'action efficace et branleur sûr de lui, le personnage semble attirer toutes les femmes de son entourage en suivant l'habituel déploiement de virilité de ces séries d'espionnage d'autrefois.
 
 
 
Si la série American Flagg! est solidement ancrée dans son époque, la portée générale du texte reste très actuelle dans les constats que tire Howard Chaykin sur l'avenir de la Guerre Froide. L'auteur n'envisage pas la victoire de l'un ou l'autre camp, mais davantage l'unification de deux factions de dirigeants cherchant à s'accaparer les clés du pouvoir selon un modèle de domination standardisée. En l'occurrence, ce-dernier passe par une assimilation mêlant bourgeoisie, aggravation générale des inégalités sociales entre les puissants et le peuple, et conquête des médias de divertissement. L'exil de l'élite financière et politique vers Mars paraît là-encore plus anachronique que jamais, compte tenu de l'actualité et des projections de l'humanité vers le voyage spatial privatisé et orchestré par les compagnies d'aérospatiale américaines du présent.
 
De la même façon, après que le Plex ait interdit la diffusion du sport à la télévision, un trafic d'émissions interdites s'organise sur le marché noir - une analogie avec l'explosion du marché de la VHS aux Etats-Unis dans les années 1980 et les trafics de vidéos pornographiques, ou celui des films américains interdits en Union Soviétique et distribués illégalement aux particuliers. Cette dépendance aux images pour garder le peuple sous contrôle, cette avalanche de contenus télédiffusés évoque aussi une certaine actualité dans le présent, avec l'afflux de capitaux de grands groupes privés dans le marché de la vidéo-à-la-demande et le piratage de masse, difficile à endiguer.


 
Le scénario prend son temps pour développer ces thématiques insérées en filigrane d'un quotidien banal, une scénographie de policiers du futur roulant avec la hiérarchie des petites affaires de quartier. Chaykin installe quelques personnages de routine, avec Amanda, la fille du chef des Rangers de Chicago, C.K. Blitz, le maire corrompu de la ville, et Raul le chat qui parle, inspiré du félin domestique de l'auteur, dont les grommellements fréquents inspireront la création de cette petite mascotte. La série évoque la routine des patrouilles et la vie de commissariat en enchaînant les pistes de réflexion sur la matérialité du contrôle exercé par le Plex dans une ambiance plutôt légère. Flagg défouraille, Flagg court, Flagg combat, mais a encore le temps de s'autoriser une partie de jambes en l'air avec l'une ou l'autre conquête. La place laissée aux personnages féminins fait partie des stigmates problématiques d'American Flagg! sur le long terme, témoignage d'un entre-soi masculin pour les auteurs de comics de l'époque, ou du racolage d'un lectorat en mal de stimulation avec des couvertures généreuses en lingerie apparente. 
 
Au demeurant, cette omniprésence du sexe s'accepte dans le cadre d'une série qui assume ses emprunts au genre de l'espionnage viril, compatible avec une certaine vision de la fiction érotique. Chaykin donne une voix à certains de ces personnages féminins, souvent utiles à l'intrigue ou fortes d'un caractère particulier en s'épargnant certains stéréotypes. La plupart des uniformes restent également calqués sur ceux des personnages masculins. Certaines scènes d'amour sont agréablement éclairées, d'autres paraissent, en revanche, déplacées, et l'un des facteurs les plus absurdes ou injustifiés dans la construction du scénario de la série. A d'autres endroits, la manifestation du sexe prendra des airs d'interjection forcée, sans rapport avec l'intrigue et sans apport réel à l'iconographie. D'autres moments appuieront sur une violence disproportionnée, pour coller à un archétype difficilement défendable du héros masculin à la claque facile, qui n'entend pas se laisser dicter sa conduite par une femme. Ces stigmates qui vieillissent mal, et paraissent même décalés avec les codes de fiction en vigueur au moment de la parution en 1983, voire même en décalage avec l'élégance pulp du volume. 

 

Aucun personnage féminin n'échappera au diktat du porte-jarretelle, peu importe la classe ou condition sociale des profils mis en images. L'exercice fonctionne par intermittences, mais aura tout l'air d'une décompensation pornographique au fil des numéros, pour un artiste qui aura longtemps travaillé dans le registre plus pudique des éditeurs classiques, DC Comics et Marvel, et n'avait manifestement plus envie de se restreindre. Si American Flagg! ne perd rien de ses nombreuses qualités en tant qu'excellent titre d'anticipation, d'espionnage ou d'action, cette part du bouquin ternit aussi le bilan de personnages féminins intéressants et d'un certain talent dans le dessin pour certaines scènes de sensualité. 

Ce moment précis de la carrière de Howard Chaykin est effectivement celui de l'excellence artistique : le titre est superbement illustré, s'autorise plusieurs expériences sur le sens de lecture, et déborde d'idées, complété dans l'encrage par un effet de pointillé dont le rendu nourrit les encrages et les effets d'ombres. Les lettrages, omniprésents, chargent les images découpées sur des formats à la fois anarchiques et superbement quadrillés, dans une série d'expériences visuelles détonantes proportionnelles au chaos du discours politique. En particulier dans l'exploitation des séquences télévisuelles, de publicités ou de slogans. Le bonhomme assume cette posture de satiriste presque cubiste d'une Amérique en plein boum économique, avec des messages subliminaux tournés vers la consommation ou vers une violence proportionnels au They Live de John Carpenter, ou au Transmetropolitan de Warren Ellis. Cet autre scénariste, également discuté pour ses rapports au sujet de la féminité, se déclare grand fan d'American Flagg! et admet volontiers l'inspiration trouvée dans cette BD pour la conception de son chef d'oeuvre définitif. Ces Etats-Unis en déliquescence n'ont pas encore connu la mode du crasseux et de l'accumulation de déchets qui formeront plus tard l'iconographie des années 1990, Chaykin se cantonne à une crise sociale relativement propre, surtout évoquée par l'emploi des armes et le tapage d'une télévision de plus en plus vulgaire et abrutissante. L'enrobage artistique, unique en son genre, profite de toute une batterie de trouvailles, des effets de son à l'usage des fonds jusqu'aux choix des couleurs, souvent bleues, blanches ou roses.


 
Le titre se charge ainsi d'un certain style, avec des portraits inspirés par les vedettes du cinéma d'un autre temps et un goût pour les couleurs vives en accord avec cette amalgame de tonalité : des héros encore assez blagueurs et prompts aux dialogues incisifs dans cet état de nouveau normal, sur fond d'apocalypse probable ou d'effondrement programmé par le système en poste. Pour les amateurs de ce genre d'atmosphères, American Flagg! est un superbe compromis entre un dessin traditionnel de bande-dessinée mainstream de l'époque et une oeuvre plus satirique truffée de visuels provocateurs et de parodies de concepts, au sein d'autres concepts. C'est d'ailleurs cette générosité d'esthète qui vaudra à la série ses lettres de noblesse, avec une bonne pelletée de victoires engrangées pendant les Eagle Awards, cérémonie de remise de prix pour la bande-dessinée organisée au Royaume-Uni quand, en 1984, un Américain venait expliquer l'écriture de mondes en déclin aux Britanniques de 2000AD
 
Sur un axe très général, la série aura longtemps été rangée dans le même sac que les Watchmen ou Dark Knight Returns de cette grande transition des idées. Des bande-dessinées plus sérieuses, ouvertement politiques et adressées à un lectorat d'adultes - le hasard historique veut que plusieurs postulants se disputeront la troisième place de cette éventuel sacre de renouvellement. D'aucuns parleront de Marshal Law, The One, Squadron Supreme, The Golden Age, d'autres d'American Flagg!, pour cette qualité visuelle additionnée à un scénario traitant de thématiques du présent, qui deviendront avec le poids des ans les sujets invariables d'un futur poursuivi jusqu'à nos réalités modernes. 


 
Beaucoup de thèmes passent sous l'oeil acéré de Howard Chaykin dans ce portrait accessible d'une dystopie relativement crédible malgré son apparat de genre digéré, qui ressemblerait presque par accident au travail d'Enki Bilal sur un même genre d'imaginaire post-soviétique, du Néo-Paris de Nikopol au consortium des puissances africaines de Froid Equateur. D'étonnants parallèles à tirer pour ces visions sensibles d'un avenir déliquescent organisé autour de thématiques encore et toujours d'actualité, mues par le prisme de la Guerre Froide et des quelques projections spéculatives de ces réalités d'hier dans des perspectives futuristes, souvent intéressantes à décortiquer. American Flagg! a pour lui d'avoir tiré avant les autres, et d'avoir su viser juste dans de très nombreux cas. 

La saga American Flagg! de Howard Chaykin fait partie de ces chefs d'oeuvres indispensables de la bande-dessinée américaine. Un passage en force, un coup de semonce politique à une époque où les comics manquaient encore de prises de position. L'artiste matérialise sa vision du futur dans le consortium du Plex, une entité toute puissante formée d'alliance entre le secteur privé et le complexe militaro-industriel, ennemi invisible de l'Amérique utopiste de Reuben Flagg, et prolongement d'une vision de la société qui n'aura pas nécessairement flanché depuis presque quarante ans. Accessible, superbe, parfois drôle et formidablement rythmée, la série transcende cet aspect visionnaire de surface par un emprunt généreux aux codes de la fiction pulp et aux vieux films d'espionnage jusque dans son esthétique, témoignage d'une nostalgie désuète qui participe au charme général de l'objet. Précurseur, source d'inspiration pour Warren Ellis et Brian Bendis, et une façon intéressante de découvrir la bibliographie d'un auteur injustement mis de côté par l'historique conventionnel des bonshommes à connaître pour comprendre la bande-dessinée des Etats-Unis. On aime. On aime aussi les chats qui parlent, en général.

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Corentin
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