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Cameron Stewart et Warren Ellis : le sexisme dans les comics, un problème persistant

Cameron Stewart et Warren Ellis : le sexisme dans les comics, un problème persistant

chronique

Un petit bonhomme des plaines de l'est se demandait récemment, d'un air fataliste, où étaient passés nos héros. Il y a quelques années, l'arrestation du producteur Harvey Weinstein engendrait une vague massive de témoignages de la part de très, très nombreuses femmes sur le sujet des agressions sexuelles, ou d'autres manifestations du sexisme ordinaire, toléré ou tu dans les sociétés patriarcales. Cet élan de prises de paroles, enfin écoutées, avait permis de mettre en lumière une vérité dérangeante : la plupart des hommes ont quelque chose à se reprocher. Un comportement, une parole, une façon d'avoir considéré ou traité le corps féminin à différents degrés de gravité, à l'abri d'une façade de féminisme revendiquée en société ou sur les réseaux sociaux.
 
Aux Etats-Unis, l'industrie de la bande-dessinée était pourtant toujours aussi opaque sur les cas de misogynie ou d'agressions sexuelles. Proportionnellement au cinéma ou à d'autres secteurs d'activité, les témoignages auront été moins nombreux. Ce qui n'a pas empêché DC Comics de mettre à la porte l'éditeur des séries Superman, Eddie Berganza, après des années à opérer impunément. En privé, son comportement n'avait pourtant rien de secret. Mais, les comics auront longtemps été une industrie essentiellement masculine, destinée à un lectorat masculin et régi par des normes inégalitaires. Le cas Stan Lee en est un exemple frappant : une carrière constellée de "rumeurs", et jusqu'à récemment, des témoignages difficiles sur l'attitude d'un homme, pourtant considéré comme un géant. L'entreprise qui se chargeait d'envoyer des auxiliaires de vie à Lee avait d'ailleurs décidé de ne plus s'occuper du vieil homme, après que ses différentes infirmières ou masseuses l'aient accusé de masturbation, de propositions sexuelles ou de mains baladeuses. 
 
Depuis quelques années, le comportement d'artistes tels que Jai Nitz et Eric Esquivel a pu être identifié par le biais des réseaux sociaux, et les huiles en charge des plans d'édition seront enfin intervenus. A un niveau plus élevé, Brian Wood, auteur très doué, a lui-aussi été confronté à son attitude vis-à-vis de l'ex journaliste Laura Hudson. Ce cas particulier, à l'image de celui de Stan Lee, a permis de souligner l'épiphénomène problématique de l'industrie des comics dans ce genre d'affaires : réduites à un public plus restreint, qui n'intéresse pas la presse généraliste, les victimes de comportements toxiques ou d'agressions se heurtent vite à des communautés de fans prêtes à défendre becs et ongles leurs artistes préférés. 
 
Un phénomène de plus en plus présent, à mesure que des groupes de pression d'extrême-droite se sont formés sur les réseaux sociaux, pour harceler, insulter ou menacer les femmes cherchant à sortir du silence. Sans le soutien d'un public plus vaste, qui n'a probablement pas entendu parler de Brian Wood ou d'autres auteurs de sa catégorie, et avec un lectorat féminin moins important, il devient forcément difficile ou risqué pour une victime de faire entendre sa voix. En particulier lorsque celle-ci travaille directement dans l'industrie, et peut mettre sa carrière en danger au sein de ce milieu où tout le monde se connaît, et où le copinage tient lieu de juridiction supérieure.
 
Plus généralement, le débat sur la sexualisation des corps féminins, les "femmes dans le réfrigérateur", la sous-représentation des super-héroïnes dans les médias grand public, un mode de fonctionnement rendant difficile les enquêtes en interne contre la culture du secret, et la censure d'un lectorat conservateur récalcitrant au progrès sur le thème de la représentativité ou de l'égalité femme/homme, en résumé, tout un faisceau de variables posant de sérieuses questions sur l'évolution lente des mentalités dans la sphère des comics et pourquoi cette communauté précise a toujours autant de mal à entendre ou comprendre le problème. L'annonce de deux nouveaux "cas" très populaires risque d'ailleurs de ne rien arranger. 

Cameron Stewart

Le dessinateur canadien Cameron Stewart s'est retrouvé il y a quelques jours au coeur de nouveaux témoignages vis-à-vis de son comportement envers les femmes. Au premier plan, pas d'agressions "directes", mais un schéma répété de "grooming". Ce terme anglais, difficile à traduire mot à mot, désigne une forme de persistance dans la séduction de très jeunes filles, voire de mineures. La méthodologie en question aura notamment été reprochée au rappeur/chanteur Drake, qui aurait enchaîné différentes relations avec des jeunes filles de dix-huit ans, qu'il aurait rencontrées lorsque celles-ci (Bella Harris et Hailey Baldwin) étaient âgées de seize et quatorze ans, tandis que lui-même attaquait la trentaine.
 
Rien d'illégal sur le papier, mais une pratique qui interroge la mécanique de consentement, forcément discutable pour des adolescentes avec peu d'expérience et une énorme différence d'âge à observer, et le parfum de pédophilie passive pour des hommes qui attendent précisément l'âge de dix-huit ans pour séduire des jeunes filles qu'ils connaissent depuis plusieurs années. Le cas particulier de Cameron Stewart est assez proche de celui du musicien, en cela qu'il ne constitue pas un accident de parcours mais un phénomène répété. 
 
Il y a quelques jours, l'artiste Aviva Maï prenait la parole sur ce sujet. Sur les réseaux sociaux, celle-ci raconte sa rencontre avec Stewart, lorsqu'elle avait seize ans et lui trente. Après un premier rendez-vous et quelques échanges de messages, l'un et l'autre seront restés proche, jusqu'à ce que le dessinateur lui avoue quelques années plus tard qu'il regrettait d'avoir "raté sa chance" de sortir avec elle à ce moment là.
 

Plus loin, Maï explique avoir compris bien plus tard ce qui s'était passé, prenant conscience du fait que l'homme aurait pu tenter de coucher avec une adolescente, ou la garder "sous la main" en attendant l'âge butoir légal des dix-huit ans. La jeune femme avait choisi de prendre la parole en réaction aux virages récents dans la carrière de Cameron Stewart ces dernières années, avec des projets tournés vers un lectorat plus féminin, voire plus adolescent : la série Catwoman avec Ed Brubaker, la Batgirl de Burnside avec Brenden Fletcher et Babs TarrMotor Girl chez Image Comics, etc. 
 
Des titres ouvrant la biblio' de l'auteur à un champ de jeunes lectrices potentielles important. Autrement dit, un vivier d'autres "grooming", en convention ou sur les réseaux sociaux. Peu de temps après Aviva Maï, la dessinatrice Kate Leth a évoqué une expérience très similaire : elle avait dix-neuf ans, et lui trente-deux. Celle-ci ajoute que le palmarès de Stewart avec des filles de seize à vingt-et-un ans n'avait rien d'un secret dans la communauté des artistes de Toronto, tandis qu'une professionnelle des conventions au Canada, Andrea Demonakos, abonde en ce sens : dans son entourage, personne n'était dupe.
 
Cameron Stewart aurait même fini par déménager à Berlin pour échapper aux rumeurs de pédophilie passive à son sujet, ou, selon Leth, parce qu'il aurait "fait le tour des jeunes filles de Montréal et Toronto". Les différents témoignages insistent également sur la difficulté d'encaisser, ou de s'exprimer publiquement sur ce type d'expériences, s'agissant ici d'un artiste très implanté. Pour beaucoup d'entre elles, l'idée d'une carrière dans la bande-dessinée se sera longtemps heurtée à la prise de parole publique, de peur de voir leurs rêves d'exister dans l'industrie réduits à néant. Dans la journée d'hier, la scénariste Evelyn Hollow a également raconté son expérience, assez dure, sous la forme d'un long post sur les réseaux sociaux. 
 
Son récit dresse le portrait d'un homme très à l'aise dans l'exercice de la séduction de mineures, mais aussi très cruel, cherchant à la pousser au suicide après avoir eu ce qu'il voulait. L'ensemble de son témoignage souligne également les zones grises de la prédation sexuelle par des hommes tels que Cameron Stewart, jamais totalement dans l'illégalité, mais jamais mis en face du problème moral ou de la manipulation induite par la différence d'âge non plus.
 
Suite à ces nombreuses prises de paroles, DC Comics chercherait actuellement à rompre tout lien avec Cameron Stewart, selon BleedingCool, en retirant notamment un de ses projets du calendrier des sorties. De leur côté, les créateurs du comics Ice Cream Man, W. Maxwell Prince et Martin Morazzo, ont annoncé sur les réseaux sociaux qu'une couverture variante de l'artiste prévue pour leur série avait été annulée, et que l'argent censé aller à Stewart serait reversé à l'association Safe Horizon, une organisation d'aide aux victimes d'abus sexuels.
 
Le parcours de Cameron Stewart est un exemple assez sombre des problématiques posées par le rapport entre sphère publique et sphère privée dans l'industrie de la bande-dessinée. Sur la scène des comics, le dessinateur a même pu passer pour une voix progressiste, doué sur les séries imposant des personnages féminins intéressants et souvent authentiques, associé à des artistes tels que Chuck Palahniuk ou Ed Brubaker, supposément loin de tout soupçon de pédophilie. Son comportement rentre toutefois dans une modalité médiane du sexisme dans cette industrie, au détour de cette longue liste d'attitudes ou de pratiques à la mi-chemin entre un geste problématique et une série préméditée de détournement de mineurs. Les différents témoignages à son sujet laissent assez peu de place au doute, et, pour éviter à d'autres adolescentes de vivre une situation similaire, pour un homme de plus de quarante ans, il sera important d'écouter et de comprendre la parole des concernées. En particulier lorsque DC Comics et Marvel tentent depuis peu d'intéresser un lectorat de "jeunes adultes" aux comics, forcément plus exposé à ces rapports auteurs/lectrices. 

Warren Ellis

Plus épineux, le cas de Warren Ellis interroge la notion même de valeurs dans l'industrie de la bande-dessinée anglophone. Considéré comme l'un des plus grands auteurs de l'histoire des comics, auréolé de nombreux prix et fort d'une bibliographie adorée de tous, le comportement d'Ellis envers les femmes aura longtemps été tenu secret. Son oeuvre incorpore quelques puissantes héroïnes, une condamnation du féminicide ou du sexisme en politique dans Transmetropolitan, et tout un réseau de principes forts, susceptibles d'inspirer à certaines causes. Warren Ellis est le scénariste préféré de beaucoup de gens. Un lectorat dense, masculin comme féminin, aura même appris à découvrir la densité thématique et la puissance des bande-dessinées avec son travail. C'est pourquoi son comportement dans le privé risque de choquer, d'agacer, voire même de générer des réactions épidermiques pour ses fans les plus assidus, probablement prompts à défendre le bonhomme en dépit de son attitude avec les femmes qui l'ont côtoyé.
 
La figure de Warren Ellis se compare à celle de grands cinéastes, tels que Woody Allen ou Bryan Singer, sur le principe. Un vivier de dissonances cognitives potentielles pour les admirateurs de son travail, contre une réalité sexiste problématique là-encore sortie du terrain de l'illégalité. L'autrice et éditrice Katie West (The Killing Horizon) témoignait dans la journée d'hier sur le comportement du scénariste à son endroit, comme à d'autres nombreuses jeunes femmes qui l'auraient contactée. Les détails sont moins fournis, en dehors du même problème de différence d'âge, de "grooming", d'aller chercher de jeunes talents pour les "protéger" et exiger un service sexuel en retour, voire d'un comportement toxique ou violent à l'égard de ses différentes amies ou ex petites-amies. La musicienne Meredith Yayanos surenchérit de son côté en exprimant sa propre expérience.
 
La photographe Jhayne Holmes a de son côté mis en place un groupe privé de discussion pour les femmes s'identifiant comme victimes de Warren Ellis. La discussion rassemblerait déjà plusieurs dizaines de témoignages. Moins répréhensible que Cameron Stewart dans l'absolu, l'image qui commence à se dessiner, au fil des expériences partagées, présente l'auteur comme un homme manipulateur, utilisant son influence pour séduire des femmes plus jeunes. Au sein des scénaristes et dessinatrices de l'industrie, là-encore, ce comportement n'avait rien de secret, comme en attestent Tess Fowler ou Colleen Doran. Trente-cinq femmes auraient fait part de leurs souvenirs douloureux avec Ellis, en l'espace d'une petite journée.
 
Ce nombre impressionnant insiste sur une méthodologie identique dans la plupart des cas : la séduction par le nom, le fait de prendre sous sa coupe de jeunes professionnelles en devenir, pour ensuite profiter de son emprise et obtenir un sexe de contrepartie, avant de bazarder, parfois durement, les femmes en question.
 
Le cas Warren Ellis expose le problème que l'industrie des comics a à parler ouvertement de sexisme. Sur le papier, l'auteur n'a effectivement rien fait de répréhensible devant la loi, et la différence d'âge avec les femmes qui se seront exprimées n'est pas nécessairement aussi choquante que dans le cas d'un Cameron Stewart (dans le sens où cette différence se mesure en dizaines d'années, mais ne remonte pas au stade de l'adolescence). Son comportement souligne surtout la façon dont les figures tutélaires de la bande-dessinée traitent les jeunes femmes cherchant à se faire une place. Tomber sur des témoignages du même ordre par plusieurs aspirantes scénaristes ou dessinatrices, à propos de hommes bien installées dans les comics utilisant leur oeuvre conséquente pour se frayer un chemin vers l'acte sexuel, évoque pour beaucoup les comportements mis en lumière par l'affaire Weinstein. A propos de producteurs et des fameux "échanges de bons procédés" avec de jeunes vedettes espérant gravir les marches de l'industrie du cinéma.
 
Ce pourquoi il est difficile de parler de misogynie "normalisée" dans les comics. Au demeurant, s'il s'agissait d'un homme haut placé dans n'importe quelle entreprise du secteur tertiaire, qui aurait pour habitude de coucher avec de jeunes femmes sur la promesse d'une aide ou d'un tremplin vers d'autres positions, pour ensuite se débarrasser d'elles, l'affaire aurait sans doute moins de mal à se présenter en place publique. Mais, il s'agit de Warren Ellis. Et pour beaucoup de ses fans, il est facile de ne pas voir où se situe le problème - selon la rhétorique "adultes et consentantes", voire même de l'auteur "avec son caractère". Depuis sa première prise de parole, Katie West a en effet du supprimer son témoignage suite aux nombreuses réactions hostiles qui commencent, déjà, à envahir les plateformes d'échange dans la communauté des lecteurs sur internet. 
 
Là où chacun sera libre de se faire une opinion sur le différentiel entre l'homme et l'artiste, le comportement de Warren Ellis contredit toutefois une bonne partie des valeurs défendues dans son oeuvre littéraire. S'il s'agissait d'un personnage de Transmetropolitan, on aurait pas de mal à imaginer un Spider Jerusalem furieux prêt à mettre une tatane au visage de cet auteur au comportement problématique, qui s'ajoute en plus à la personnalité très dure et vorace d'Ellis en règle très générale. En témoignage de cet héritage de contestation, il apparaît curieux que l'auteur soit aujourd'hui défendu lorsque lui-même nous a appris à remettre en question les figures d'autorité. Pour ces personnalités punks se revendiquant dans l'héritage de la contre-culture, souvent en opposition avec les systèmes traditionnels, découvrir cette part sombre de comportements de prédateurs sexuels ternit sensiblement la lecture contemporaine des travaux de Warren Ellis ou Cameron Stewart. L'un comme l'autre ne se sont pas exprimés sur le sujet pour le moment.
 
Pour l'heure, différents professionnels de la bande-dessinée ont déjà tranché. Dans un communiqué, l'artiste Hayden Sherman s'est exprimé sur la question en ces termes :
 
"Au fil de l'année passée, Warren Ellis m'a aidé plus que je ne le pensais. Aujourd'hui, en remerciant les différentes femmes qui ont eu le courage de s'exprimer, j'ai rompu les liens qui me rattachaient à lui. Si vous faites du mal aux autres, je ne suis pas dans votre camp. 

Nous devons croire les femmes. Nous devons croire toutes les victimes, peu importe leur genre. Nous le DEVONS. Et cette croyance DOIT s'accompagner par des actes. Peu importe la signification de ces actes pour les uns et les autres. Je déteste l'idée qu'un médium avec tant de gens et de personnages merveilleux puisse devenir un foyer pour les prédateurs.

Nous devons faire en sorte que les gens soient tenus responsables de leurs actes, avec le peu de pouvoir que nous disposons."

Remerciements à BleedingCool, ComicBookResources et MultiversityComics pour la compilation de ces témoignages.
Corentin
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