Holà gringas
y gringos ! Jeffzewanderer étant trop occupé à s'enfiler de
la sangria sous le soleil barcelonais (j'ai peut-être manqué le
second degré dans son message, mais j'ai des doutes...) je récupère
sa rubrique le temps d'un jeudi pour vous resservir une dose de
travaux méconnus de Jeff Lemire. Après le 5/5 que j'ai donné à Lost Dogs suite à la secousse émotionnelle et cérébrale qu'il m'a
infligé et le 4.5/5 accordé à Justice League Dark #9 qui m'aura
valu des remerciements du dessinateur de la série dans les
commentaires (YES !!!!), pouvoir parler d'un des comics du
Canadien sans avoir à lui attribuer de note fait office de
soulagement. Je vais pouvoir m'extasier sans trop y perdre de ma
crédibilité « journalistique » et éviter de passer
pour un « fanboy ». Merci pour le concept génial de ta
rubrique Jeff !
« After he came, everything changed forever »
Trêve de bavardages. The Nobody est la
première collaboration de Jeff Lemire avec le label Vertigo et donc
DC. Relecture très personnelle du mythe de l'homme invisible, The
Nobody repose sur tous les thèmes chers au scénariste de Animal Man
dont le travail est emprunt : la vie en communauté rurale, la
fragilité du tissu familial, la méfiance face à l'étranger et les
ravages de la cupidité. Peut-être moins brut et saisissant que Lost
Dogs (ou même que Essex County, dixit Laurent d'Apo (K) Lyps), The
Nobody reste une histoire que seul Lemire aurait pu livrer. Douce en
apparence, elle vous prend par la main puis la serre très fort pour
ne la lâcher qu'au terme d'un récit tout en nuance dont la
conclusion vous amènera tout du moins à re-feuilleter un coup le graphic novel à défaut de le relire à la lumière de votre
première traversée du village de Large Mouth et de votre tragique
rencontre avec quelques uns de ses 754 habitants.
Si The
Nobody reprend nommément certains personnages de l'histoire originale de H.G Wells, il les propulse dans un univers aux abords de la société
occidentale. Il se déleste de leurs origines pour seulement vous
offrir des brides disséminées en filigrane à travers le récit de
qui ils étaient avant. Avant de prendre vie sous nos yeux, loin de
Large Mouth et de la pression indicible qui pèse sur tout membre
d'une communauté à taille réduite. Lemire n'a pas choisi le nom de
cette ville à « taille humaine » au hasard. Le
scénariste/dessinateur a grandi dans un coin paumé loin des
mégapoles qui nourrissent habituellement l'imaginaire des auteurs de
comics. Dans ce monde l'anonymat n'a pas sa place, il est
inaccessible. Dur pour un homme invisible. Ce même anonymat dont les
citadins savent si bien se plaindre mais dont l'absence absolue peut
causer des ravages, la narratrice de ce conte moderne en rêve.
« I'm... I'm Nobody »
A
travers les yeux de cette ado de 16 ans Lemire écrit presque de
façon autobiographique. La difficulté d'être un père, de protéger
son enfant sans l'asphyxier, l'auteur sait en parler. Il maîtrise le
thème des deux côtés de la barrière. Il n'est certes pas le seul
dans ce cas. Seulement il ne s'en contente pas. Ici c'est toute la
communauté qui a son mot à dire sur la vie privée de chaque
habitant. L'alcool vient panser la morsure du froid en n'embellit pas
le tableau. Jetez une momie ambulante sortie de nul part dans ce
spectacle rural et tout s'en va à vau-l'eau. Imaginez : un trou
à rat dans lequel il ne se passe jamais rien, dans lequel le sport
local consiste à déblatérer les ragots les plus invraisemblables
sur son prochain (dans son dos de préférence), voit un homme tout
en bandelettes se pointer et s'enfermer dans sa chambre de motel sans
presque jamais en sortir. La peur de l'étranger à son paroxysme. La
méfiance faite Homme, faite ville (enfin village... enfin bourg...
'fin...).
Outre sa narration et ses dialogues sans failles, The Nobody porte on ne peut mieux la dénomination GRAPHIC Novel sur ses épaules. Comme il aime à le faire sur ses projets les plus personnels Lemire officie aux dessins, et à l'image de Lost Dogs l'artiste joue sur une petite poignée de teintes. Quand le rouge et l'obscurité nourrissaient la violence du récit dans son premier graphic, ici le lecteur se voit éblouit par un bleu ciel et un blanc immaculé qui vient alimenter la froideur du climat et du cœur humain. Lemire sait aussi jouer avec un découpage habile qui renvoie sans arrêt aux regards. Le regard soupçonneux des habitants de Large Mouth sur le danger venu de l'extérieur. Le regard fasciné d'une ado sur l'aventure que représente l'arrivée de cet étranger venu semer la zizanie malgré lui. Le regard impuissant d'un père sur sa fille qui lui échappe. Le regard d'un homme invisible au travers de ces lunettes mythiques sur un monde auquel il n'appartient plus et qu'il serre toujours trop fort de peur de le perdre de vue.
The Nobody prolonge l'expérience Lemire dans la continuité de Lost Dogs en venant s'intercaler entre Essex County et Sweet Tooth. Si vous aimez un de ces titres ou appréciez son travail actuel sur les New 52, n'hésitez pas un seul instant à dévorer cette fable singulière. Si vous êtes étranger à son œuvre, allez plutôt chercher du côté de Essex ou Lost Dogs pour une entrée en matière. Mais n'oubliez pas de venir payer une visite à l'homme invisible après ça, vous ne le regretterez pas.