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Les super-héros, nouveaux golems

Les super-héros, nouveaux golems

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Will Eisner, Jerry Siegel, Joe Shuster, Joe Simon, Robert Kahn alias Bob Kane, Jacob Kurtzberg dit Jack Kirby ou encore Stanley Martin Lieber, plus connu sous le nom de Stan Lee. Ces noms, tous les fans de comics les connaissent bien. Eisner est considéré comme l’inventeur de la graphic novel et un auteur de génie. Siegel et Shuster sont les créateurs de Superman, Kane de Batman. Joe Simon est quant à lui le père de Captain America, qu’il a créé avec Jack Kirby. Le même Kirby qui s’associa à Stan Lee pour donner naissance à trop de personnages Marvel pour qu’on les cite tous (les Fantastic Four, Hulk, Doctor Doom…). Mais en plus d’être des monstres sacrés du comics, ces hommes ont un autre point commun : leur origine juive. La judéité semble en effet être le dénominateur commun entre nombre des pères fondateurs de l’industrie du comics. Ce lien apparent entre judaïsme et comic books est un vaste sujet, qui a fait l’objet de nombreux articles (notamment « How Jews Created The Comic Book Industry » par Arie Kaplan) et ouvrages. Mais c’est à un aspect plus spécifique et moins connu de ce lien que Comicsblog vous propose aujourd’hui de nous intéresser : le parallèle entre le concept du super-héros et le mythe du golem. Il existe une théorie selon laquelle les surhommes (et femmes) en collants moulants qui peuplent la majorité des comics seraient en fait une nouvelle incarnation du golem, créature fantastique issue du folklore juif. Pour mieux comprendre cette affirmation, un détour par ledit folklore s’impose.

Le golem, un mythe juif

Le golem est traditionnellement une créature humanoïde faite de terre cuite et animée grâce à la magie. Le mot est mentionné dans l’Ancien Testament (livre des psaumes, 139 : 16) et désigne un être inachevé. On trouve aussi des mentions du golem dans le Talmud. Adam, créé à partir de poussière, y est décrit comme tel (Sanhedrin 38b). Toujours dans le Talmud, il y a aussi l’histoire des rabbins Rava et Zeira. Le premier aurait réussi à créer un golem en étudiant le Sefer Yetzirah (le livre de la création, un ouvrage kabbalistique) et l’aurait envoyé à son collègue. Mais le rabbin Zeira, constatant que la créature était muette, comprit qu’elle était la création d’un magicien et la détruisit (Sanhedrin, 65b).

Cependant la légende la plus emblématique mettant en scène le golem, et surtout qui est à la base du parallèle avec les super-héros, est celle du golem de Prague. Considérée comme datant du XVIIIème siècle au plus tard (bien que l’historien Eli Eshed affirme qu’il s’agit non pas d’une légende traditionnelle mais d’un récit bien plus récent), ce récit a été consigné par écrit pour la première fois en 1847 dans l’ouvrage Galerie Der Sippurim, un recueil d’histoires traditionnelles juives édité par Wolf Pascheles à Prague.

Les évènements qu’elle conte prennent place à Prague, à la fin du XVIème siècle. La communauté juive de la ville y était victime de persécutions (dont la nature exacte varie selon les versions de la légende). Aussi le rabbin Loew, le maharal (chef de la communauté), décida de créer un golem pour protéger les siens. Il donna vie à la créature de terre cuite en inscrivant sur son front le mot Emeth (vérité) ou en mettant dans sa bouche un parchemin sur lequel était inscrit l’un des noms de Dieu (encore une fois selon les versions). Doté d’une force colossale, le golem s’acquitta de sa mission et veilla sur la communauté juive de la ville, la protégeant des persécutions antisémites. Mais il finit par échapper au contrôle de son créateur parce que celui-ci avait oublié de le désactiver la veille du shabbat, et s’en prit à des innocents. Là encore les versions de la légende diffèrent : parfois il ne s’en prend qu’à des gentils (au sens de non-juifs), parfois aussi aux juifs qu’il devait protéger. Quoi qu’il en soit, l’empereur du Saint Empire Romain-Germanique Rudolf II implora alors le maharal de neutraliser sa créature. Le rabbin  accepta mais exigea en retour du souverain qu’il mette fin aux persécutions contre les juifs. Afin de neutraliser le golem, le rabbin Loew effaça la première lettre du mot sur son front, transformant Emeth en Meth (mort). Dans la version où c’est un parchemin qui l’anime, il se contente de retirer ledit parchemin de sa bouche. Le souverain tint alors parole et les persécutions cessèrent. On dit que le golem fut enfermé dans le grenier de la synagogue de Prague, et qu’il s’y trouverait toujours, prêt à être réactivé si on avait à nouveau besoin de lui.

Par souci d’exhaustivité, il convient de mentionner une autre légende mettant en scène un golem. L’histoire, qui prend place à Chelm (à la frontière entre la Pologne et l’Ukraine), est similaire à celle du golem de Prague. Le rabbin Elijah Ben Aharon Yehuda, personnage semi-légendaire surnommé le Ba’al Shem, aurait créé une de ces créatures pour protéger la communauté juive et en aurait perdu le contrôle. La principale différence est qu’en neutralisant le golem, il meurt écrasé par son corps désormais inerte qui lui tombe dessus. A noter que cette légende se confond parfois avec celle du rabbin Loew.

De ces légendes, on retient le plus souvent la mise en garde contre le péché d’orgueil de celui qui veut imiter Dieu et perd le contrôle de sa dangereuse création. Tel fut le cas de Mary Shelley dans Frankenstein par exemple. Mais l’auteur américain Michael Chabon y a plutôt vu un parallèle avec l’invention des super-héros, idée qu’il exprime à travers son roman The Amazing Adventures Of Kavalier And Clay (Les Incroyables Aventures De Kavalier Et Clay en français) paru en septembre 2000.

Michael Chabon, un golem et des superhéros

Récompensé par le prestigieux prix Pulitzer, le roman de Michael Chabon est une véritable lettre d’amour aux comics. Il raconte l’histoire de Joe Kavalier, jeune immigrant juif qui a fui Prague et les persécutions antisémites pour se réfugier aux Etats-Unis. Là il vit dans la famille de son cousin Sammy Klayman (qui changera son nom en Clay). Les deux cousins décideront, en plein Golden Age, de créer leur propre super-héros : The Escapist. Diverses péripéties s’ensuivront, permettant à Michael Chabon d’explorer nombre de thèmes (l’évasion, la sexualité, …) tout en chroniquant l’histoire de l’industrie du comics avec force référence à la réalité et même l’intervention de véritables acteurs de cette histoire dont Stan Lee. Mais ce qui retiendra notre attention pour l’occasion, ce sont les multiples références à la légende du golem de Prague, disséminées dans toute l’œuvre. Il peut s’agir de simples clins d’œil (Joe Kavalier qui fuit Prague dans la caisse contenant ledit golem ; le nom de Sammy, Klayman, qui veut dire « homme de terre cuite » en anglais), ou même d’élément structurants (le personnage de Joe Kavalier a parfois été lui-même assimilé au golem). Mais surtout, Chabon affirme, tantôt par le biais de ses personnages, tantôt à travers sa narration, que les super-héros sont des golems. Lorsque Sammy et Joe s’attellent à la création de The Escapist, Chabon désigne le personnage comme leur golem. Plus tard dans le roman, Joe écrit une histoire dont le héros est un golem et quand il la présente il affirme que le personnage de Superman est lui-même un golem.

A noter que la fascination de Michael Chabon pour le golem dépasse ce seul ouvrage. Il a notamment écrit un court essai intitulé The Recipe For Life (La Recette De La Vie) publié dans The Washington Post Book World dans lequel il compare toute création littéraire à un golem. Cela non seulement parce qu’elle est le résultat du travail d’un homme qui s’érige en démiurge, mais surtout en raison de la peur qu’elle suscite en lui : la peur qu’elle lui échappe.  Il perçoit sa création (pour ne pas dire sa créature) comme dangereuse, à l’instar du golem de la légende.

Un parallèle indiscutable…

Mais revenons-en au parallèle entre le golem et le superhéros. Tous deux sont des créatures fantastiques, dotées d’une force (ou plus généralement de pouvoirs) extraordinaires et ont pour raison d’être de protéger les opprimés. Le contexte historique dans lequel les premiers super-héros sont apparus accrédite encore plus cette idée. Superman, le premier d’entre eux, a été créé en 1938 et bien d’autres suivirent immédiatement (Batman est apparu en 1939, Captain America en 1941 pour ne citer que quelques uns des plus célèbres). Or à cette époque l’antisémitisme était très fort. Il y avait bien sûr les exactions nazies en Europe, mais même aux Etats-Unis, il ne faisait pas forcément bon être juif à cette époque. Il a d’ailleurs été suggéré que la présence de nombreux créateurs juifs dans l’industrie du comics (à l’époque très méprisée) pouvait être due au fait qu’on leur refusait l’accès à des emplois plus « respectables ». De là à penser que le jeune Jerry Siegel et son ami Joe Shuster ont voulu avec Superman s’inventer un protecteur fantastique, il n’y a qu’un pas.

Un autre personnage semble encore mieux illustrer le parallèle entre le folklore juif et les super-héros : Captain America. Martin Goodman, fondateur et patron de Timely Comics (le futur Marvel Comics), était extrêmement choqué par les crimes des Nazis en Europe. Mais simple citoyen d’un pays qui n’est pas encore entré dans la seconde guerre mondiale il n’y pouvait pas grand-chose. Il décida cependant d’agir à sa manière en demandant à Joe Simon et Jack Kirby de créer un personnage qui combattra ces fameux nazis. Telle fut la genèse de la sentinelle de la liberté. Non seulement Captain America entra en guerre avant que les Etats-Unis ne le fasse « en vrai » (Captain America Comics #1 date de mars 1941 et l’attaque japonaise sur Pearl Harbour qui entraina l’entrée en guerre des américains eut lieu en décembre de la même année) ; mais en plus son entrée fut des plus remarquées. En effet, sur la couverture de sa première apparition il décochait une droite à Hitler.

Comment ne pas voir là une revanche des créateurs juifs du personnage par le biais de leur création, de leur golem ? A noter que dans son roman, Michael Chabon fait lui-même un clin d’œil à cette célèbre image : Joe Kavalier dessine son personnage The Escapist lui aussi en train de frapper Hitler pour une couverture.

Ou presque…

On pourrait même vouloir pousser la métaphore plus loin, comme Michael Chabon le fait, en soulignant l’importance des mots tant dans la création d’un golem que dans celle d’un personnage littéraire. Mais ce serait peut être s’efforcer de voir du sens là où il n’y a qu’une coïncidence. Et plus généralement l’idée que le super-héros serait un descendant du golem de Prague, pour intéressante qu’elle soit, mérite qu’on y apporte quelques nuances. En effet ni les créateurs de Superman, ni de Captain America (ni d’aucun autre super-héros) ne firent de références explicites à la légende quand on les interrogea sur les origines de leurs créations. Stan Lee déclara bien dans une interview que « quand on y réfléchit, l’incroyable Hulk est un golem ». Mais de son propre aveu, il faisait référence à la puissance et au caractère dangereux du Goliath vert, pas à un quelconque rôle de protecteur. De plus il a aussi déclaré dans l’une de ses « Stan’s Soapbox » (une rubrique du style courrier des lecteurs qui apparaissait dans les comics Marvel) que sa source d’inspiration pour Hulk était Dr Jekyll et Mr Hyde par Robert Louis Stevenson. Plus généralement, il ne faut pas oublier que la principale source d’inspiration pour tout les héros qui apparurent après Superman fut le kryptonien lui-même, dont le succès commercial faisait des envieux.

Mais le principal bémol à apporter à ce qu’on pourrait appeler la théorie du golem, c’est sa généralité. Le fantasme d’un héros aux pouvoirs extraordinaires qui protègerait les innocents n’est finalement pas spécifique à l’imaginaire juif. On pourrait même dire que protéger les opprimés est le propre du héros, quelle que soit la culture dont il est issu. Finalement c’est Will Eisner qui donne probablement la meilleure clé de lecture pour comprendre le lien entre le golem et les super-héros, dans son livre d’entretiens avec Frank Miller « Eisner/Miller » publié en 2005. Il accepte l’idée d’un parallèle entre les deux concepts, tout en affirmant que ceux-ci sont tous deux l’expression d’un besoin plus universel. On pourrait résumer son propos en disant que le mythe du golem est l’expression dans la culture juive de ce fameux besoin universel pour l’opprimé d’être protégé, et que Siegel et Shuster étant juifs, c’est ce mythe qui a inspiré leur création et par là le concept même de super-héros. Cette grille de lecture prenant en compte l’universalité de ce concept du super-héros a l’avantage de permettre de comprendre l’attrait, lui aussi universel, engendré par ces personnages fantastiques, tout en tenant compte des origines de leurs créateurs qui ont certainement eu leur importance.

Illustration par Kevyn Goutanier aka Alky (cliquer dessus pour voir en grand)

Jeffzewanderer
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