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De Daredevil à Masterpiece : rencontre avec le grand Alex Maleev [Paris Manga 2024]

De Daredevil à Masterpiece : rencontre avec le grand Alex Maleev [Paris Manga 2024]

InterviewMarvel
Le grand Alex Maleev, artiste bulgare à la patte graphique reconnaissable entre mille, était l'un des invités en ce début d'année du salon Paris Manga & Sci-Fi Show by TGS. C'est au coeur de l'artist alley montée par DiableBlanc Comics que nous sommes allés à la rencontre du dessinateur, afin d'évoquer sa carrière en long - et en large. De ses débuts jusqu'à aujourd'hui, avec un focus évident sur sa relation de travail avec Brian M. Bendis, dont il est l'un des fidèles collaborateurs.
 
Cette interview est également à retrouver à l'audio pour les anglophones via le podcast First Print. Nous espérons que cette discussion vous plaira et que vous la trouverez intéressante - n'hésitez pas à partager ce travail si c'est le cas ! Nous remercions Mike de DiableBlanc Comics pour la mise en relation avec Maleev.
 
 

 

C : Heureux de vous rencontrer, Alex Maleev.

AM : Enchanté également. Et ça se prononce "Malève." Tout le monde dit "Malive" à tort (rires). Mais ça ne me dérange pas.
 
C : Beaucoup de gens font l'erreur effectivement.

AM : Pas "beaucoup de gens" non, tout le monde. 
 
C : Très bien. Pour les gens qui pourraient ne pas vous connaître, pourriez vous présenter en quelques mots votre parcours et votre historique avec le médium comics sur un plan plus général ?

AM : Vous voulez que je commence par ma carrière, ou par ce qui m'a donné envie de dessiner au départ ?
 
C : Vos premiers pas, pour commencer.

AM : Dans les comics ?
 
C : Oui.
 
AM : Et bien, le début de ma carrière remonte à 1994... ou plus exactement, sur les premiers mois de 1995. Mon premier travail a été publié chez Valiant, une maison d'édition qui s'est ensuite appelée Acclaim Comics. C'est à cet endroit que j'ai commencé, et j'ai travaillé un peu partout ensuite. Chez Dark Horse, Daredevil... Enfin, pardon, Marvel je veux dire. Et DC Comics. Je ne crois pas avoir déjà travaillé chez Image Comics, ça ne me dit rien en tout cas. Mais voilà, pour résumer j'ai circulé entre ces différentes compagnies depuis... vingt-neuf ans. Ca en fera bientôt trente.
 
C : A l'origine, vous êtes né en Bulgarie...

AM : Effectivement. Et même pas qu'à l'origine, je suis encore actuellement né en Bulgarie (rires). 
 
C : Ca n'a pas changé !

AM : Pas sur mon passeport en tout cas !
 
C : Et il me semble que votre premier contact avec la bande-dessinée a été la découverte du magazine français Pif dans votre enfance ?

AM : C'est exact, parce que, simplement, c'était la seule revue à laquelle nous avions accès derrière le Rideau de Fer, en Bulgarie. Aucun autre comics n'était autorisé dans le pays à ce moment là. Pour les autres titres... Quelques artistes locaux essayaient de sortir leurs propres BDs, mais c'était difficile. Pour la plupart, il s'agissait de projets autoédités. Je ne pensais pas que c'était un secteur d'avenir en Bulgarie, alors, j'ai fait mes valises et je suis parti pour New York. 
 
C : Est-ce que cette rencontre avec cette revue "communiste" a eu un réel impact sur votre approche du dessin ? Vous vous êtes peut-être servi des BDs publiées dans Pif comme référence, ou simplement, comme un exemple de ce que pouvait donner l'art séquentiel au point de récupérer certaines techniques que vous aviez découvertes dans le magazine ?

AM : Absolument ! C'est effectivement ce qui s'est passé. Mais il faut que je vous dise : à l'époque, je ne savais pas du tout qu'il s'agissait d'un magazine communiste. Je l'ai appris beaucoup, beaucoup plus tard. Bien sûr, à ce moment là, j'ai compris : c'était assez logique que Pif soit le seul titre autorisé dans un pays communiste, forcément. Et ce magazine avait de superbes comics ! J'aurais du mal à vous citer les noms des personnages de tête... surtout que ce n'est pas évident pour moi de prononcer les noms français. Si vous me donnez une minute, ça va me revenir.
 
Mais bien sûr, oui, j'ai beaucoup appris en essayant de copier ces BDs. Rahènne ?
 
C : Rahan !

AM : Vous voyez, je savais que j'allais mal prononcer les noms. Il y a beaucoup de bruit sur le festival en plus.
 
C : La suite de votre apprentissage s'est fait à la Kubert School, pendant quelques mois...

AM : Oui, tout à fait. Je m'étais inscrit à cette école dans l'idée de trouver une rampe d'accès vers les Etats-Unis, en gros. J'avais envisagé la Kubert School, le Savannah College of Arts, quelques autres coins. Et j'ai été accepté dans plusieurs endroits, mais je voulais aller à la Kubert School. Sauf que ça n'a pas duré longtemps. Une fois sur place, ils m'ont dit que je pouvais déjà aller chercher du travail dans l'industrie, donc je ne suis resté que quelques mois.
 

 
C : On imagine que ça a aussi été l'occasion pour vous d'en apprendre plus sur l'art des super-héros à l'américaine, vu que vous n'aviez pas grandi avec cette discipline. Comment s'est opérée cette transition, entre ce que vous produisiez en Bulgarie et votre style définitif, devenu l'une des emblèmes du dessin de comics "noir" et réaliste ?

AM : Je dois admettre que cette sensibilité n'a pas été le résultat d'une intention personnelle. C'était probablement parce que je venais, au départ, d'une école de beaux arts. J'avais étudié la gravure, c'était la spécialité de mon parcours universitaire. Et ensuite, j'ai travaillé dans la presse, je faisais des lithographies, ce genre de choses. A l'époque, l'idée d'entreprendre une carrière, ou une longue carrière en tout cas, dans les comics de super-héros ne m'avait même pas traversé l'esprit. Donc j'imagine que cette origine artistique a fini par se mélanger avec... la recherche, pour commencer, de mon propre style en BD. Je me suis reposé sur les techniques qui m'étaient familières, à savoir... comment bien dessiner (rires). Ou comment bien dessiner le corps humain, sur un plan réaliste, surtout. Les textures, les ombres, ce genre de trucs. C'est ça qu'on nous apprenait à l'école.
 
L'académie des beaux arts en France propose le même cursus que l'académie des beaux arts en Bulgarie. Votre lectorat doit donc être en mesure de se faire une idée des cours que j'ai pu suivre à l'époque de mes études. Je crois même que les universités bulgares se sont inspirées des méthodes d'enseignement à la française. On dessinait les mêmes choses que vous. Donc... C'était la seule chose que je savais faire correctement. J'ai pu appliquer ce savoir faire dans les comics. Mais vous voyez, je n'ai pas cherché à donner dans le réalisme, c'était juste la seule chose que je pouvais faire parce que c'était ce que j'avais appris.
 
C : Tout ça est valable pour les structures, les corps, les éclairages, mais si on parle de séquentialité, est-ce que vous avez observé le travail d'artistes en particulier pour vous former à l'enchaînement des cases, à l'utilisation de l'espace planche, au mouvement ?

AM : Mh. Je ne peux pas dire que j'ai vraiment regardé ce qui se faisait à côté pour apprendre à faire de la narration... J'avais déjà cette petite expérience dans les comics en autoédition, en Bulgarie, et surtout, je regardais énormément de films. Peut-être... Peut-être que j'ai développé une technique pour raconter les histoires d'une façon qui soit compréhensible pour les gens. Mais si je dois être honnête avec vous, je n'ai pas cherché à étudier ce problème comme une science exacte. Je ne me suis pas vraiment penché sur une méthode précise pour le découpage.
 
Par contre, j'ai eu du travail pendant un moment comme artiste de storyboard pour le cinéma. Et ça, oui, ça m'a beaucoup aidé. J'ai passé pas mal de temps avec des cinéastes, des directeurs de la photographie, à travailler en équipe. Leur boulot à eux, c'était pareil : raconter une histoire avec des images. Et forcément, dans ce genre de cas, le réalisateur venait me voir pour me dire ce qu'il voulait voir apparaître sur la "case"... parce qu'un storyboard, c'est ça, un enchaînement de cases en format 16/9e. Parfois, je travaillais à la dictée, et parfois, ils me laissaient les mains libres. 'Montre nous comment toi tu développerais cette scène', 'où est-ce que tu positionnerais ta caméra', ce genre de trucs. Ca m'a beaucoup aidé. Et tout ça mis, additionné à d'autres expériences en surcouches, années après années, a fini par devenir une seconde nature. Je n'ai même plus besoin de réfléchir à la façon dont je vais découper les cases pour une séquence précise de narration.
 
Mais bien sûr... si je peux dévier un peu du sujet, aujourd'hui, on peut travailler en numérique, ce qui nous permet de revenir en arrière et de corriger certaines choses que l'on n'a pas bien réussi. Et à ce moment là, on peut décider de modifier des éléments dans la narration jusqu'à la dernière seconde. Avant d'envoyer les planches à l'imprimeur. Mais, voilà. Tout ça forme une assez longue histoire.
 
C : Et cette carrière dans les storyboards, ce n'est pas quelque chose que vous aviez envie de poursuivre sur le long terme ?

AM : Non, pas au début ! Lorsque j'ai commencé, tout ce qui m'intéressait, c'était les hachures. Je voulais juste travailler pour la presse. Et si j'avais eu la certitude que je pouvais faire ça pour le restant de mes jours, je n'aurais sûrement jamais travaillé pour l'industrie des comics. Mais voilà, le hasard des choses m'a conduit vers les Etats-Unis et... m'a placé sur cette voie qui est devenue ma carrière ensuite. 
 
C : Je ne sais pas si c'est encore le cas, mais je crois savoir que vous avez utilisé cette technique de storyboard pendant un moment. En dessinant l'ensemble de vos cases séparément, sans vous préoccuper de comment ça rendra sur la planche, et ensuite, à les découper et à les retailler pour construire votre découpage.

AM : Je fais toujours ça ! Pas comme avant, ceci dit, puisque je ne construit plus la moindre case comme une scène de film avec la même dimension "d'écran". Ce que je fais, c'est que j'écris directement sur le script. Je prends chaque scène, et je dessine case après case. Et ensuite, oui, il faut bien que je les redimensionne, parce que parfois je vais devoir utiliser une case plus longue, puis une case plus courte... En fait, si je pouvais raconter mes histoires en BD en utilisant exclusivement des cases en 16/9e, je pense que je ne ferais que ça.
 

 
C : Et en définitive, le résultat paraît moins "comics" et plus européen. Peut-être à cause de cette habileté à manipuler la taille des cases, mais le rendu ne ressemble pas tout à fait à l'espacement conventionnel des cases dans une BD américaine.

AM : Oui je sais, et vous voyez, si on utilise une case en 16/9e, on peut imaginer que les deux tiers de l'image sont occupés par une silhouette de quelque chose. Et alors on peut décider de se concentrer sur cet élément, ou encore, on peut se restreinte à un tiers de la case pour vraiment insister sur le détail important dans ce qu'on choisit de montrer. Mais on est aussi limité par l'espace qu'on a dans un comics, et il faut parfois couper un quart d'une case, quitte à renoncer à un élément qui serait tout aussi important. Et jouer avec les six autres cases qu'on va avoir ensuite. Moi, j'aurais juste envie de dire 'laisse moi juste utiliser quatre cases, et je te montrerai tout ce qui est important dans le cadre.' J'aimerais pouvoir bloquer l'angle en intégrant aussi les éléments plus dispensables, parce que je pense qu'ils ont leur utilité. C'est dans cet angle de caméra que l'ensemble de la scène flotte. Qu'on lui permet de respirer. En gros, il y a des défauts et des inconvénients.
 
C : Je suis désolé, mais je devoir poser une question de nerd...

AM : Non, ne faites pas le nerd (rires).
 
C : Il faut forcément que je vous parle de Brian M. Bendis ! Je crois que c'était Todd McFarlane qui vous avait mis ensemble sur Sam & Twitch...

AM : Au départ oui.
 
C : Evidemment, vous avez beaucoup travaillé ensemble, et il serait difficile de pointer du doigt un projet en particulier. Qu'est-ce qui a fait que votre relation a fonctionné d'entrée de jeu ? Comment vous êtes vous aperçu que Bendis serait le partenaire idéal pour aller avec vos dessins ?

AM : Je suppose que je me suis rendu compte très tôt que c'était le meilleur scénariste avec lequel je pourrais jamais travailler (rires). La réponse est assez facile. Mais plus simplement, je ne sais pas. Honnêtement. C'est comme ça que les choses se sont passées. On s'est greffés l'un à l'autre parce que j'apprécie son travail et qu'il apprécie le mien. Dans la foulée de Sam & Twitch, il y a eu Daredevil, qui a été un projet beaucoup plus long... une soixantaine de numéros. Et on a eu la liberté chez Marvel, pendant la période Marvel Knights, de pouvoir faire ce qu'on voulait avec l'histoire, avec le personnage. Brian a profité de cette liberté avec son écriture. Et moi, avec mes dessins. Et à la fin de la journée, le titre a eu beaucoup de succès... 
 
Donc on a dû finir par se dire : puisque les gens apprécient nos conneries... Pardon pour l'utilisation du mot : puisque les gens apprécient notre travail, notre équipe, alors autant continuer encore et encore. Avec plaisir. Et c'est ce qui s'est passé, on a poursuivi notre collaboration jusqu'à aujourd'hui, après toutes ces années. On a encore des histoires à raconter ensemble.
 

 
C : Une chose qui avait marqué le lectorat à l'époque, c'était vos designs sur la série. Votre Bullseye en imperméable, avec la cicatrice, le costume de Typhoid Mary. Votre approche s'est concentrée sur le réalisme.

AM : Je voulais qu'ils ressemblent à de vrais êtres humains. Et là, c'était intentionnel. L'objectif était de s'éloigner de l'environnement familier des super-héros auquel les gens étaient habitués, chez Marvel. Je voulais vraiment qu'on attaque cette orientation à hauteur d'homme, depuis la rue, avec des gars que l'on pourrait croiser en vrai. Des gens qui auraient pu être des super-héros en costume, ou des super-héros à la retraite. Des personnages que l'on devait connaître sans les connaître, et que l'on reconnaissait seulement quand ils enfilaient leurs costumes.
 
Je me suis beaucoup servi de certains de mes amis, et aussi d'acteurs célèbres, comme modèles pour les visages et les corps. Ce qui a certainement dû aider à créer cette impression de réalisme familier. Comme si c'était des gens qu'on pouvait croiser dans le métro. Et à mon sens, la plupart de ces costumes avaient largement passé leur date d'expiration, il était grand temps de les moderniser. Et merci à Marvel de nous avoir donné le feu vert. Alors bien sûr, ils n'ont pas voulu qu'on touche au costume de Daredevil, il fallait que ça reste cette icône que tout le monde connaît. Mais pour tous les autres personnages, ils nous ont laissé faire. Et si on y réfléchit : dans mon univers, dans ma série Daredevil, si j'avais pris le costume classique de Typhoid Mary, elle ne se serait pas du tout intégrée à cette esthétique. Pas vrai ?
 
A partir de là, on va plutôt préférer un Bullseye plus invisible, un Bullseye dans les ombres, un Bullseye qui se dissimule parmi la foule. Un tueur. Si je l'avais dessiné dans son costume de lycra, avec le costume noir et les bandes blanches, non, ça n'aurait pas eu le même effet (rires).
 
C : Il se ferait repérer plus facilement.

AM : Voilà !
 
C : Une chose qui me frappe souvent lorsque je discute avec des dessinateurs : à mesure que vous avancez dans la carrière, vous apprenez de nouvelles techniques, votre dessin évolue, se bonifie parfois. Et souvent, j'entends les artistes revenir sur leurs anciens travaux et dire "ah, celui là a mal vieilli." Est-ce que, dans cette optique, vous estimez encore que la série Daredevil reste l'un de vos meilleurs travaux ?

AM : Non.
 
C : Non ?

AM : Non.
 
C : Vous avez envie d'élaborer un peu ?

AM : Hahaha. Non, oui, quand je vais pour la regarder aujourd'hui... je ne dirais pas que j'en ai honte. Je pense qu'on a fait quelque chose de très correct dans ce contexte, et par rapport à ce que l'on attendait de nous à ce moment là. Ca faisait le boulot à merveille, parce que... peut-être qu'à cette période, on est bien tombés. Parce que les gens voulaient voir quelque chose de différent. Or, on leur a servi une esthétique différente, on a raconté des histoires différentes. Et on a eu cette chance d'avoir un run suffisamment long, ce qui est devenu quasi impossible aujourd'hui à moins d'opter pour l'autoédition. 
 
Par contre, si je devais choisir quel a été mon meilleur travail... En fait, je me base souvent sur ce que les gens m'apportent en convention pour les dédicaces. Dans ces moments là, on me présente toute une série de titres sur lesquels j'ai travaillé, à différents moments de ma carrière. Depuis les premiers numéros de The Crow jusqu'aux projets les plus récents. Et donc je les revois tous assez régulièrement.  Et je peux vous dire que le meilleur titre dans tout ce que j'ai pu faire jusqu'ici, c'est Scarlet. Scarlet, c'est la perle. Quelqu'un m'a encore amené un exemplaire à Amsterdam récemment, j'ai pu remettre le nez dedans, l'impression était formidable, la couleur a bien vieilli, les dessins sont encore superbes. Je pense pouvoir dire avec confiance que, de mon point de vue, au terme de ces trente ans de métier dans les comics, c'est mon meilleur travail.
 

 
C : Vous pensez que ça a quelque chose à voir avec le fait d'avoir dû créer ce monde vous même ? Plutôt que d'emprunter les personnages des autres, comme c'est le cas chez les super-héros ?

AM : Pour Scarlet ?
 
C : Oui.

AM : Non, je pense surtout que c'est parce que c'était mon bébé à moi.
 
C : Oui, c'est ce que je voulais dire.

AM : On voulait tellement que cette série fonctionne que... je me suis investi à 100% dans ce projet. Et quand je le regarde aujourd'hui, je le regarde avec amour. C'est pour ça que je pense que c'est ma plus grande réussite.
 
C : Vous pensez que ce sera la même chose pour votre nouvelle série en indépendant avec Brian Bendis, Masterpiece ?

AM : Je pense qu'il va falloir que j'attende un peu avant de savoir. Parfois, il faut que le temps passe, qu'un projet se termine... pour que je puisse regarder en arrière et mieux estimer comment je le classerais. Scarlet garde cette place particulière dans mon coeur. 
 
C : Parce que les thématiques plus réalistes et politiques de ce titre vous parlent davantage ?

AM : C'est surtout que j'ai pu m'autoriser beaucoup d'expériences sur Scarlet. Comme le fait de changer de style en cours de projet, pour raconter certains éléments de background sur l'héroïne et son équipe. Chacun des flashbacks a son propre style graphique. C'était une consigne, un défi que m'avait lancé Brian : aller chercher quelque chose de neuf. Faire quelque chose que personne n'avait entrepris de faire auparavant. Bien sûr, c'est impossible, la nouveauté n'existe jamais vraiment...
 
Mais au moins, ça m'a motivé. J'ai pu essayer de produire quelque chose qui restait tout de même cohérent avec le style général de la série. Parce qu'on a utilisé cette méthode à plusieurs reprises, et je ne voulais pas que ça devienne brouillon, ou que ça fonctionne comme un puzzle dont les pièces ne s'imbriquent pas. Pour moi, avec le recul, quand je le redécouvre aujourd'hui, je trouve que tout s'imbrique bien. Ca colle. Tout ça va très bien ensemble. Je... Oui, non. C'est mon meilleur projet. J'essaye de réfléchir à un autre exemple mais je crois que c'est ma réponse.
 
C : Vous aviez aussi suivi Bendis chez DC Comics.
 
AM : Effectivement.
 

 
C : Et on avait pu retrouver cette patte Maleev, avec d'anciens costumes remis au goût du jour, plus réalistes. Dans le même temps vous avez produit Get Joker avec Brian Azzarello... et vous êtes repartis en indépendant pour faire Masterpiece. Qu'est-ce qui diffère dans toutes ces situations, dans le fait de faire du comics chez une grande compagnie ou de travailler en indépendant ?

AM : Ce qui est différent... Déjà, chez les super-héros, on est obligé de respecter sa deadline. C'est une première différence. Sur le marché indépendant, on a plus de latitude là-dessus, on peut planifier le travail différemment et avancer dessus quand on a le temps. Alors que quand on est sous contrat avec une grande maison d'édition, c'est elle qui fixe les délais, elle ne se préoccupe pas de votre planning personnel. Et surtout, vous êtes complètement libres artistiquement. Vous savez que vous n'allez jamais recevoir un email de la part d'un éditeur pour vous dire "ça, on ne peut pas le montrer."
 
C : Ca vous est arrivé ?

AM : Depuis tout ce temps ? Bien sûr !
 
C : Ah bon ?

AM : Oui, à intervalles réguliers, tu te fais censurer ici ou là. C'est le degré de censure qui va évoluer avec le temps : parfois, les règles sont très strictes, et ensuite, on lâche carrément la bride avant de revenir en arrière... ça fonctionne vraiment en suivant cette logique de balancier perpétuel. Et c'est ce qui fait que tu n'es jamais vraiment sûr de savoir où la limite se situe sur le moment, dans ce qui est autorisé ou dans ce qui est restreint. Si je reviens en arrière, je pourrais vous pointer des planches de Daredevil et vous expliquer ce que j'avais le droit de faire ou de ne pas faire. Encore aujourd'hui, je trouve certaines de ces interdictions ridicules, vingt ans plus tard.
 
C'étaient des choses si insignifiantes que ça en devenait presque comique. Mais quelqu'un à l'époque a considéré que c'étaient des éléments qui n'étaient pas autorisés sur une planche de comics. Et ce n'était pas exclusif à Marvel. Chez la moindre maison d'édition, quelqu'un va forcément tomber sur votre travail et se dire "peut-être qu'on ne devrait pas publier ça, au cas où quelqu'un viendrait à se plaindre, au cas où ça évoquerait quelque chose de précis dans la tête d'un lecteur ou d'une lectrice"... tout le monde suit cette logique de l'abus de précautions. Ce n'est pas nouveau, ça a toujours été le cas.
 
C : On peut prendre l'exemple de la célèbre case de Batman : White Knight, où Sean Murphy avait dessiné la poitrine de Harley Quinn, sous un angle pas spécialement sexuel et vu de loin, et avait été obligé d'insérer une bulle de dialogue pour "couvrir" cette partie du corps de l'héroïne. C'est à ce genre de choses que vous faites référence ? Ou à la violence graphique ?

AM : Un exemple qui me vient en tête et dont je me souviens encore assez bien, c'était quand j'avais été censuré pour un dessin vaguement sexuel. Dans ma tête, c'était plutôt suggéré, et plutôt subtil. Il n'y avait pas une poitrine apparente en couverture. Je ne me rappelle plus exactement de quel numéro c'était, mais dans la série Daredevil, il y avait eu cette couverture avec Typhoid Mary (ndlr : Daredevil #46, 2003). Je l'avais dessinée dans une veste en cuir, et en dessous, elle porte son costume moderne. Et j'avais suggéré la présence d'un anneau au téton. 
 
C : (rires)

AM : Mais c'était minuscule ! On pouvait à peine l'apercevoir. Quelqu'un l'a quand même remarqué chez Marvel et m'a dit "on ne peut pas sortir ça, il va falloir l'enlever." Alors je me suis exécuté. Autrement, la couverture aurait été refusée. C'est l'une des quelques fois où un de mes dessins a été refusé pour motif sexuel. Et j'étais à peu près sûr que ça allait se passer comme ça (rires). Mais il fallait que j'essaye.
 
C : Est-ce que c'est quelque chose dont vous aviez parlé avec Brian Azzarello lorsque vous avez fait Suicide Squad : Get Joker ? Lui aussi avait eu des problèmes avec un dessin "explicite" dans Batman Damned.


AM : Je ne me souviens pas qu'on en ait parlé. La seule chose que l'on a eu à changer sur ce projet, et on n'a pas eu de problème sur le coup parce que c'était quelque chose de vraiment secondaire, c'était... sur une des planches, j'avais dessiné, disons, le "résultat" d'une attaque violente. DC nous a demandé de maquiller la scène, de réduire un peu la violence graphique. Et j'ai trouvé ça raisonnable, en l'occurrence. Mais pour Get Joker, nous n'avons pas eu de problème à l'exception de cette petite donnée.
 

 
C : Pourtant, la série est assez violente...

AM : Oui, mais là, j'avais vraiment dessiné quelque chose de plus sordide.
 
C : J'avais beaucoup aimé la façon dont vous aviez dessiné ce Joker. On a beaucoup vu le personnage ces dernières années, et cette approche à la Orange Mécanique était une façon intéressante de renouveler son apparence.

AM : Oui, c'était l'idée de Brian Azzarello d'utiliser cette référence. Et on ne pouvait pas trop s'en approcher non plus, parce qu'alors, on aurait pu se frotter à un problème juridique. Mais on voulait utiliser cette influence, ce qui a fini par se faire. 
 
C : Pour revenir au sujet de la liberté artistique, je crois me souvenir dans Masterpiece #2 ou #3, vous aviez aussi essayé de nouvelles approches en allant vers une palette de couleurs plus pop art. C'est quelque chose que vous avez envie d'expérimenter à l'avenir ?

AM : Alors, je ne suis pas sûr de voir à quelles pages vous faites référence, parce que pour certaines de ces planches, c'est moi qui réalise la mise en couleurs. Ca a été le cas notamment pour la double page avec le motif du labyrinthe...
 
C : Je crois que celle là est dans le premier numéro.

AM : Dans le premier ? 
 
C : Je pensais à cette scène dans le second, avec le "film."

AM : Ah, oui oui. Alors pour celle-là, Brian m'a demandé explicitement de varier la couleur, pour que le lecteur comprenne bien qu'il s'agit d'un film et pas de la réalité, dans l'idée de marquer un contraste net. C'est pour ça que la couleur est plus légère à cet endroit par rapport à la vie réelle des personnages. Pour le reste de l'album, on a surtout fait le choix de saturer davantage la colorisation. Simplement parce que ce projet là est plus aventureux, il évolue autour de la vie d'une adolescente. C'est pour ça que les choses sont plus vives, plus chaleureuses. Ce choix est évidemment intentionnel. 
 
Si on compare ça avec Scarlet, au départ, la série est plutôt colorée. Certains couleurs ressortent bien, le rouge, le bleu, le jaune... mais au fur et à mesure, elles s'effacent petit à petit au moment où l'espoir commence à disparaître. Et à partir de là, la tonalité devient plus grise, plus boueuse, plus évanescente... pour indiquer un sentiment de mal-être. Donc, oui, évidement, l'idée reste la même : adapter la palette de couleurs à l'atmosphère et à l'ambiance de chaque scène, pour transmettre une information sur l'histoire. Je suis content que si vous avez pu remarquer ça.
 

 
C : Vous disiez que Scarlet était comme un bébé pour vous. Est-ce que vous avez l'anticipation d'avoir un "deuxième enfant" avec Masterpiece, une nouvelle création indépendante pour vous et Brian Bendis ?
 
AM : Pour Scarlet ?
 
C : Pour Masterpiece.
 
AM : Oh, pour Masterpiece ! Et bien, pour l'instant, on a seulement prévu six numéros. C'est le projet pour le moment. On verra où on en sera d'ici là. Alors, si le projet fonctionne ? Bien sûr. Et je ne vais pas vous mentir, on a besoin de savoir si le titre va se vendre, si les gens sont au rendez-vous, si les critiques sont au rendez-vous... Quand toute cette poussière sera retombée, on prendra une décision sur un avenir éventuel. Est-ce qu'on fera une autre série avec cette héroïne ? Pour être franc, je ne sais pas du tout ce que Brian a prévu pour la suite des événements. Parce qu'en fait, en général, j'aime recevoir ses scripts sans savoir ce qui se passe à la fin. Comme ça je peux découvrir l'histoire en direct, comme les lecteurs. Je ne veux pas savoir la fin à l'avance, ça fait partie de cette logique de labyrinthe qui m'aide dans mon processus.
 
C : Vous voulez dire que vous découvrez l'histoire comme un lecteur qui va en kiosque acheter son numéro.

AM : Oui, exactement. Donc je ne savais pas ce qui allait se passer avant de recevoir le scénario pour le numéro #6. J'étais en train de terminer le travail sur le numéro #5, et j'ai découvert ce qu'il avait prévu, comment il allait démêler toute l'intrigue, au moment de commencer le travail sur la conclusion de la série. Je ne lui pose jamais la question, et lui ne me dit rien à l'avance. J'attends seulement de recevoir mes pages.
 

 
C : Avant de vous libérer, Alex Maleev, il y a une question qu'on a pris l'habitude de poser aux artistes depuis quelques temps. En ce moment, de très nombreux débats ont lieu au sujet de l'intelligence artificielle. Pour certains, c'est un danger, et pour d'autres, un outil. On a vu pas mal de conversations agitées sur le sujet depuis le début de l'année. Comment est-ce que vous vous situeriez sur cette question ?

AM : Je n'ai pas vu les débats dont vous parlez. Et j'ai tendance à rester le plus loin possible de ce sujet. Je n'ai pas envie de m'encombrer la tête avec ça... parce qu'il n'y a rien que je puisse faire pour lutter contre.
 
C : Vous vous contentez de faire le travail.

AM : C'est ça, je me concentre là-dessus. Vous savez, je pense que si tous les artistes du monde s'unissent pour tenter de combattre l'intelligence artificielle... qui est-ce qui va gagner ? A votre avis ? A titre personnel, je suis extrêmement pessimiste sur cette question du combat entre le bien et le mal (rires). Parce que oui, l'IA, c'est le mal. Je n'ai aucune espèce de doute sur ce sujet. Mais on ne va pas réussir à endiguer le phénomène. Pas plus qu'on ne va réussir à empêcher la fonte des glaciers. Ou d'arrêter une météore qui viendrait s'écraser sur Terre. Je suis lucide là-dessus, parce que je suis arrivé à cet âge où je suis obligé de regarder le monde tel qu'il est. Et je vois assez clairement comment les choses vont s'articuler dans le futur.
 
La seule chose que j'espère, c'est qu'il restera des gens pour soutenir les artistes. Parce que si ces gens sont encore assez nombreux, s'ils achètent encore nos BDs, alors on pourra vivre heureux, et continuer de rendre les lecteurs heureux par notre travail. C'est pour ça que moi je continue à travailler sur papier. Je pense pas que l'intelligence artificielle pourra remplacer ça. La joie de pouvoir encadrer le dessin d'un artiste et de l'accrocher chez soi, je ne pense pas qu'une IA pourra le remplacer. Ce n'est pas comme imprimer un truc généré par une IA. Quand vous allez à une galerie d'art, ou quand vous allez au Louvres et que vous voyez les énormes files d'attente de gens qui font la queue pour visiter une exposition... ce qui les intéresse, c'est l'art. L'art créé par des humains. Pas par des intelligences artificielles.
 
Alors j'espère que ces gens seront encore là dans le futur pour soutenir les artistes.
 
C : Et la réciproque est vraie pour les conventions.

AM : Exactement.
 
C : Je vais vous libérer, mais juste une dernière interrogation : il y a cinq ou six ans, vous aviez dit que vous aviez commencé votre carrière sans un plan défini. Au bout de trente ans au sein de cette industrie, est-ce que vous avez enfin réussi à trouver un objectif précis que vous auriez envie d'accomplir ?

AM : Oui, j'aimerais faire pousser mes propres tomates (rires). 
 
C : Rien pour les comics ?

AM : Rien ! Enfin, ça dépend. On parle de combien de temps dans le futur ?
 
C : Cinq ans ?

AM : ... J'aimerais faire pousser mes propres tomates !
 
C : Bonne chance pour cet objectif Alex Maleev ! Et merci d'avoir échangé avec nous.

AM : Merci à vous ! 
Corentin
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