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Eight Billion Genies, A Vicious Circle, Arrowsmith, Alexandre le Verdoyant et The Riddler Année Un dans le Cahier Critique VF !

Eight Billion Genies, A Vicious Circle, Arrowsmith, Alexandre le Verdoyant et The Riddler Année Un dans le Cahier Critique VF !

chronique

Bienvenue dans une nouvelle édition du Cahier Critique VF. Cette chronique est à lire en parallèle de nos Critiques Express VO, et comme son nom l'indique, son but est de vous proposer à intervalles réguliers des avis sur des sorties VF plus ou moins récentes. Notre vocation est de montrer l'incroyable diversité des genres dans la bande dessinée américaine, en mettant autant que possible en avant ce qui nous paraître être bon, qu'il s'agisse de super-héros ou de comics indépendant. Nous nous autorisons à aussi à faire figurer dans le Cahier Critique de la bande dessinée de genre venue de France ou d'Europe, dont nous pensons qu'elle pourra certainement plaire à celles et ceux qui parcourent nos colonnes. Bonne lecture !

A Vicious Circle Tome 1 - Mattson Tomlin & Lee Bermejo (Urban Comics)

Lee Bermejo se fait rare en dehors de ses couvertures, et chaque nouvelle bande dessinée illustrée par ses soins constitue, à la petite échelle des comics, un évènement. On passera poliment la sortie française de Batman : Cher Détective (qui tient plus de l'artbook qu'autre chose, à ne réserver vraiment qu'aux fans ultra du dessinateur, l'ensemble n'ayant à notre sens que peu d'intérêt autrement) pour se concentrer sur le premier tome d'A Vicious Circle. Une oeuvre en creator-owned annoncée en 2021 (en exclusivité mondiale par chez nous, on aime à le rappeler) et sur laquelle le scénariste Mattson Tomlin officie au scénario. Sur le papier, que de raisons de se réjouir : Tomlin a participé aux réécritures finales de The Batman et a su montrer son talent pour la bande dessinée avec Batman : Imposter. Un grand nom en devenir (on prend le pari) avec un orfèvre actuel des comics, pour une histoire dont le pitch a de forts embruns de high concept

On s'intéresse à Shawn Tacker, un homme qui partage une malédiction avec une autre personne : à chaque fois qu'ils prennent une vie humaine, les voilà transportés dans une époque temporelle différente. Nul besoin d'aller plus loin dans l'exposé d'A Vicious Circle, qui se laisse découvrir au fil des pages avec une mécanique scénaristique bien rodée. Le script de Tomlin expose l'un après l'autre les éléments d'une situation initiale qui sera perturbée dans une accélération explosive qui, elle, va permettre à Lee Bermejo de montrer ce pourquoi il a imaginé ce projet. On parlait d'époques temporelles, et justement : pour chaque changement de timeline, Bermejo adapte et modifie son style. Pour celles et ceux habitués à sa (formidable) approche photoréaliste, le dessinateur se surpasse et se réinvente, en emmenant d'abord son lectorat dans une ambiance cyberpunk, où l'encrage se fait plus épais, le dessin plus plat, et les couleurs bien plus vives. Un changement de tonalité radical qui émerveille avant que les séquences ne s'enchaînent pour une sorte de porno graphique réjouissant. Les clins d'oeil à d'autres bandes dessinées font irruption alors que Bermejo tente de la peinture numérique, du trait pointillé, de la couleur directe ou un dessin en ligne claire qui évoque du Juan José Ryp : il y en a donc pour tous les goûts. 

La prouesse artistique et le côté expérimental qui l'accompagne (dans le changement des styles, sachant que le découpage reste lui assez classique) font agréablement passer la pilule du principal écueil d'A Vicious Circle Tome 1 : sa longueur. Peu bavard, le récit se lit en peu de temps, et puisqu'il ne fait que mettre en images le pitch initial de la série, celles et ceux qui auront lu le résumé d'Urban Comics ou de Boom! Studios à l'époque ne trouveront pas grand chose de plus à se mettre sous la dent. Ce qui a forcément quelque chose de frustrant qu'on on est habitués à des histoires plus denses - ou qui simplement ont plus d'éléments narratifs pour elles avec une pagination plus élevée. Avec seulement trois tomes prévus, à chaque fois suivant une pagination d'entre 50 et 60 pages, A Vicious Circle tient donc plus d'un récit de bande dessinée européenne (pour ne pas dire franco-belge), et la version travaillée au grand format Urban pour cette VF est dans ce sens assez logique. On comprendra que pour une partie du lectorat, une sortie en "récit complet" aurait été préférable - mais à l'heure d'écriture de cette chronique, le 3e numéro se fait toujours attendre, et la maison d'édition a donc simplement tranché pour réduire l'attente. La taille des pages fait en tout cas honneur au dessin de Bermejo, qui reconnaît de lui-même préférer ce type de format à celui des single issues de Boom!, quand bien même ceux-là ont également une allure premium.

Ces considérations mises à part, A Vicious Circle est-il une bonne lecture ? Assurément oui. Il s'agit d'une proposition en creator owned qui tient plus du registre du divertissement que d'une oeuvre plus conceptuelle ou plus intellecturelle. Tomlin et Bermejo sont là pour s'amuser sur la base d'une mécanique narrative à haut potentiel et il n'y pas de fausse note dans l'écriture. Le tout est assez léger, mais efficace, et comble du bonheur, le dinosaure présent sur la couverture n'est pas que là pour faire joli. La présence d'un dinosaure dans une bande dessinée étant toujours gage de qualité, il n'y a donc pas de doute sur le verdict final. Blague à part, mettons que les fans de Lee Bermejo seront ravis, et que si l'on conçoit volontiers qu'A vicious Circle gagnerait à être plus développé, le fait de vouloir lire la suite avec impatience au sortir de cette introduction est bon signe. C'est que l'univers et les personnages donnent envie.

Arno

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Eight Billion Genies - Charles Soule & Ryan Browne (Panini Comics)

Dans la liste des titres qui se basent sur une question ouverte, l’album Eight Billion Genies se pose là. Vous vous souvenez peut-être de l’époque des séries télévisées “high concept” ou “mystery box”. Deux dénominations qui désignent, grosso modo, les histoires pensées pour étudier le comportement de groupes de héros face à l’apparition du surnaturel, de l’inexplicable ou du merveilleux. Comme Lost, The Leftovers, etc. Charles Soule doit probablement apprécier ce genre de projets, dans la mesure où plusieurs de ses créations originales évoluent dans les mêmes sphères, même si le dosage va souvent aller un petit plus loin. En l’occurrence, voilà la question qui est posée à toute l’humanité dans ce nouvel album : et si chaque personne sur Terre avait droit à un génie, que ce génie était capable d’exaucer un voeu, sans limitations particulières, sans contrepartie, et surtout, sans explications préalables. Le scénariste va étudier cette problématique sur plusieurs années (et quelques centaines de pages), en poussant la réflexion jusqu’au bout. Un résultat pas forcément désagréable, même si, comme souvent, la conclusion aura tendance à décevoir dans ce qu’elle tente maladroitement de dire sur le genre humain.

Imaginez. Vous êtes assis, chez vous, à regarder un film. Un petit être fluorescent apparaît en face de vous. Il est mignon, poli, sympathique, et vous explique que vous avez droit à un vœu. Ou même mieux : que votre mère, votre père, vos collègues… le président de la république, le raciste du coin, le facteur qui vous pique votre courrier… votre ex, un dictateur lointain depuis sa forteresse, une enfant de quatre ans, un malade en phase terminale… bref, que le moindre être humain va pouvoir accomplir son souhait, et qu’il peut prendre son temps pour y réfléchir. Alors. Qu’est-ce qui se passe ? Des résurrections ? Des populations entières effacées d’un claquement de doigt ? Des hamburgers qui pleuvent du ciel ? La fin du monde ? Pour Charles Soule, la réponse à toutes ces questions est… oui. Tout ça peut se passer, tout ça va se passer, et le principe ludique Eight Billion Génies passe justement par cette avalanche de choix absurdes, étranges ou violents engendrés par l’ego humain, le caprice ou la créativité de celles et ceux qui vont profiter de leur voeu pour des objectifs variés. Mais pour rester sur la comparaison avec les séries de Damon Lindelof, l’objectif original du projet est d’abord de se concentrer sur un groupe de survivants. Lorsque les génies apparaissent, le scénario se concentre sur un petit bar de quartier sans importance. Et immédiatement, le barman, qui a visiblement anticipé le bordel qui allait s’amorcer dans les quelques secondes qui allait suivre l’apparition de ces petits lutins amateurs de souhaits, formule son vœu : que son bar et ses occupants soient protégés de tout ce qui se passe à l’extérieur. Pendant que les humains se souhaitent une destruction mutuelle en dehors de l’établissement, les humains à l’intérieur sont donc bien à l’abri, comme dans un bunker. On va s’intéresser un peu à ces quelques exemples isolés, en découvrant les règles de cet univers, le fonctionnement de cette nouvelle communauté, et les dilemmes moraux qui se présentent à l’horizon. Faut-il utiliser son vœu ? Pourquoi faire ? Ressusciter ceux qui sont morts, en partant du principe que personne ne va, ensuite, les massacrer de nouveau ? Ou attendre que plus personne ne soit en mesure de souhaiter quoi que ce soit avant de se décider, mais en assumant que des milliards de gens vont disparaître à l’extérieur ?

Soule fait assez intelligemment le tour du sujet, et rapidement, la série se transforme en une exploration construite de la nature humaine. Du caprice, de l’égoïsme, mais aussi du partage, de la générosité. De l’importance de la famille, du rapport précieux à la vie et au deuil, et de ce que l’humain fait, en général, de son environnement. Le titre court avec des mises à jour fréquentes, en développant l’idée d’une société organisée autour du trafic de génies, des tentatives plus ou moins heureuses de former de nouveaux bastions de survivants au milieu des décombres, etc. Malheureusement, l’artiste Ryan Browne n’est pas forcément à niveau. Si le dessinateur s’en sort bien pour représenter la folie visuelle nécessaire à cette ouverture à tous les possibles (avec beaucoup de designs, de créatures, etc), et si ses génies sont évidemment bien mignons, les personnages humains sont souvent un peu plus brouillons, avec beaucoup de traits, des encrages saccadés et des structures un peu trop faibles par endroits. A mesure que la série progresse, on n’en finit plus d’expliquer comment tout ceci fonctionne, ou d’écouter des personnages qui pensent être encore capables de changer le monde quand, justement, tout le discours de Charles Soule va plutôt porter sur l’incapacité de l’humain à faire autre chose que détruire, attendre ou espérer. On a quelques belles scènes, quelques beaux personnages, lorsque le scénariste touche à la nature profonde des relations développées ici ou là (sur la famille, le couple, l’amitié etc), mais l’auteur a visiblement un peu trop réfléchi à son univers, et sur la deuxième moitié de l’album, tout va un peu trop vite. On passe de l’année 1 du phénomène des génies à l’année 7, 8, 9, dans une série de scénettes qui passent très rapidement d’un statu quo à un autre statu quo, d’une déambulation à une autre déambulation, comme une série de post-apo’ qui refuserait de s’arrêter pour respirer en fonçant frénétiquement vers sa conclusion naturelle.

Certaines idées sont aussi assez discutables (en ce qui concerne l’identité du barman par exemple, complètement superflue), mais on sort tout de même de tout ça avec une bonne impression en tête. Soule a eu le mérite de voir grand, peut-être un peu trop grand, mais Eight Billion Genies reste dans son écrin une proposition assez complète et une réponse qui étudie tous les angles possibles à sa problématique de départ. On se demande tout de même si le bonhomme n’avait pas prévu une ongoing avait de renoncer en chemin, cela étant, dans la mesure où la deuxième moitié de l’album progresse vraiment trop vite pour s’apprécier au rythme normal et naturel et de l’évolution d’un univers de fiction aussi dense. C’est dommage. Mais pas gravissime.

Alors, qu’est-ce qu’on souhaite lorsque tout le monde a la possibilité de souhaiter quelque chose ? L’immortalité, l’argent ? Le pouvoir ? Les réponses les plus évidentes sont rapidement sorties de l’équation. Charles Soule préfère pivoter vers un sujet plus général sur la difficulté d’exister dans un monde bâti sur l’ego, en expliquant que l’humain n’est pas encore assez fiable pour mériter, justement, d’avoir tout ce dont il a envie. Dans un portrait assez cruel, le scénariste va insister sur l’importance des sentiments, de la proximité, de la communauté, pour une histoire qui voit loin et qui retombe assez naturellement sur ses pattes vers la seule conclusion logique. Venez pour les génies, restez pour les moments humains, l’album vaut le détour, à défaut d’être parfaitement rythmé ou illustré. Reste maintenant à attendre qu’un marchand de jouets se positionne sur la peluche-génie que le public mérite, dans la mesure où les petits enfoirés ont quand même une sacrée petite bouille.

Corentin

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Arrowsmith Tome 1 - Kurt Busiek & Carlos Pacheco (Delcourt)

La réédition du Arrowsmith de Kurt Busiek et Carlos Pacheco se fait à la conjonction de deux évènements, l'un heureux et l'autre malheureux. Au cours de l'été 2021, Kurt Busiek récupérait les droits de plusieurs de ses créations pour les poursuivre chez Image Comics, et retrouvait à cette occasion Pacheco pour une nouvelle mini-série dans l'univers d'Arrowsmith, Behind Enemy Lines. Près de vingt ans après la publication originelle de la première mini-série au label Cliffhanger (chez Wildstorm), cette uchronique qui mélange faits historiques et folklore fantastique pouvait enfin être poursuivie, qui plus est par son équipe créative. Le coup du sort a fait que Carlos Pacheco nous a quittés peu de temps après avoir fini Behind Enemy Lines. Si l'on peut se réjouir que Delcourt ramène Arrowsmith par chez nous, vingt ans après la première publication aux Editions USA, cette réjouissance se pare d'une pointe d'amertume, la série étant - pour le moment - complète en deux tomes. Ce premier ouvrage arrivé en fin d'année dernière reste une excellente occasion de (re-)découvrir une série qui n'a aucunement vieilli et vient rappeler à quel point Busiek et Pacheco formaient une belle équipe créative.

Le principe est relativement simple : nous nous plaçons dans un monde où l'histoire diffère légèrement de la notre, puisque l'humanité a cohabité depuis des siècles avec toutes les créatures existantes des folklores : trolls, gobelins, dragons et autres créatures fantastiques font partie du quotidien de chacun. Et si le territoire géographique de certains pays d'Europe diffère un peu de celui qu'il a été dans notre réalité, l'Histoire reste peu ou prou la même : l'assassinat de l'Archiduc François-Ferdinand en 1914 a entraîné, par un terrible jeu d'alliances, un conflit d'ordre mondial. Le jeune Fletcher Arrowsmith est aux Etats-Unis et rêve d'un futur héroïque, où il pourra se joindre aux unités d'élites aériennes pour combattre "les méchants" en Europe. Ces unités ont la particularité de s'aider de magie et de dragonnets pour livrer bataille dans les airs (en lieue et place des avions que l'on a connus). Suit alors une mécanique d'histoire aussi simple que redoutable : l'apprentissage au combat, l'arrivée sur le terrain sans aucune préparation et la découverte des véritables horreurs de la guerre, bien loin de l'idéal héroïque qu'Arrowsmith se représentait.

Des thématiques qui apparaissent aujourd'hui assez classiques mais qui sont maîtrisées par Kurt Busiek, qui n'a jamais vraiment livré de mauvaises bande dessinées, et Arrowsmith n'y fait pas exception. On suit le cheminement de Fletcher avec attention, dans un récit qui ne verse jamais dans le manichéisme ou une quelconque simplicité, et qui se refuse même à dire "non" à la guerre. Son héros est traversé de nombreux sentiments au cours de son parcours, qui va le faire grandir - littéralement - et lui apprendre que le monde est hélas fait de terribles compromis. L'histoire et l'univers fonctionnent parfaitement grâce au talent de Carlos Pacheco, qui ne faiblit à aucun moment pour livrer les meilleures planches possibles, aussi jolies et bien travaillées que lisibles. Ce qui fascine surtout, c'est le taff accompli par le dessinateur en tant que designer : le mélange d'univers - avec des éléments d'époque et ceux de fantasy - donnent non seulement une saveur unique à Arrowsmith, mais l'univers fonctionne de façon cohérente tout du long. Il n'y a pas un moment où un costume ou une créature détonne ou ne semble pas à sa place, ce qui garantit une parfaite immersion de la première à la dernière page. 

Il convient donc d'applaudir à deux mains cette réédition, accompagnée d'un généreux cahier de bonus, et notamment d'un ensemble de narratif qui retrace la chronologie de l'univers d'Arrowsmith. Un complément fabuleux pour les amateurs de lore et des mécaniques de fonctionnement d'un univers. On ne pourra donc que vous recommander de ne pas passer à côté de cette nouvelle opportunité de découvrir un classique des comics indé' des années 2000, en patientent sagement pour le second tome, prévu pour le mois d'avril 2024.

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Alexandre le Verdoyant et l'Elixir de Vie Tome 1 - Reinema Yee (Kinaye)

Après avoir amené son imposant diptyque Le Marchand de Tapis de Constantinople (qui était nommé dans la sélection officielle du dernier FIBD), les éditions Kinaye poursuivent leur travail de mise en avant de l'autrice Reinema Yee avec ce premier tome (sur quatre) d'Alexandre, Le Verdoyant, et l'Elixir de Vie, une très jolie réécriture du grand Roman d'Alexandre, qui vient nous interroger sur la façon dont on (se) raconte les histoires, et qui donne à l'autrice toute la place pour s'amuser sur le plan du dessin.

Les prémisses du récit sont simples : Alexandre a vaincu et conquis pendant de nombreuses années, et sentant le vent tourner (on se situe en 323 av. JC, ce qui est historiquement la dernière année de son règne), il part à la recherche d'un célèbre élixir de vie, qui lui permettrait de poursuivre ses aventures et maintenir sa gloire à son plus haut sommet pour des siècles encore. Mais le chemin pour parvenir à cet élixir est évidemment long et semé d'embûches, mais surtout de rencontres. Et lorsqu'Alexandre converse avec d'autres, parfois sa légende le précède - et c'est là que l'ouvrage devient le plus intéressant. Comme lorsqu'on vient raconter à Alexandre des exploits olympiques dont il n'a plus aucun souvenir, preuve est que l'Histoire et les légendes peuvent des fois partir de loin et ne s'appuyer sur aucune base réelle. C'est ce rapport à la réalité et aux histoires que Reinema Yee explore tout en faisant un récit d'aventures très agréable à l'oeil et qui multiplie les styles artistiques.

On connaît en effet le dessin de Yee "à plat" - pas complètement ligne claire - aux couleurs pleines, tels que vu dans ses deux précédents ouvrages (Le Marchand de Tapis, mais aussi Séance Tea Party), et la dessinatrice ne souhaite pas s'y cantonner, en multipliant les références à d'autres courants artistiques. On reprend d'un côté les céramiques ou les ornementations de vases de l'antiquité grecque ; de l'autre, de superbes planches racontent l'histoire avec l'imagerie de tapisseries ou de livres moyenâgeux. Tout est fait pour que le parcours d'Alexandre donne envie de s'intéresser à l'Histoire et nous amène à remettre en cause nos propres supposées connaissances des mythes et légendes. Reimena Yee ne fait pas tant la synthèse de toutes les versions du Roman d'Alexandre, mais bâtit le sien, avec ses propres outils, et le voyage n'en est que plus fascinant. Notons à cet égard l'effort et le soin amené sur le livre en tant qu'objet, puisqu'à l'instar du Marchand, l'ouvrage est proposé en cartonné et la couverture est parcourue de dorures du plus bel effet. Ce qui est toujours plus appréciable sur une bande dessinée dont l'intérieur est de qualité.

Pour celles et ceux qui recherchent une lecture réellement différente - particulièrement dans ce cahier critique - Alexandre, le Verdoyant et l'élixir de vie est une proposition forte, autant sur le plan artistique que sur le fond. L'histoire tel que contée par Reinema Yee se lit à plusieurs niveaux - et se lit plusieurs fois. Autant dire que par ici, le prochain tome est fortement attendu.

Arno

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The Riddler Année Un - Paul Dano & Stevan Subic (Urban Comics)

Depuis quelques années, les professionnels du cinéma et de la télévision ont pris l’habitude de s’improviser, le temps d’une petite escapade, scénaristes de BD. Sur le marché indépendant, pour faire valider de potentielles nouvelles franchises (BRZRKR, Sterling North), pour assouvir un caprice personnel (Quick Stop) pour exprimer une passion sincère pour le noble art séquentiel, l’iconographie des super-héros, etc. Sur le marché mainstream, ce phénomène existe aussi, mais obéit à un tout autre impératif. On a vu Danny DeVito écrire sur Le Pingouin, Iman Vellani écrire sur Ms. Marvel, Paul Dano sur le Riddler… Oui, pour les deux principales maisons d’édition américaines installées dans le registre de vengeurs masqués, on prête aux actrices et aux acteurs les personnages qu’ils campent (ou ont campé) le temps d’un petit projet récréatif. Dans quel but ? Cimenter l’idée de l’homme-sandwich qui finit par fusionner avec son avatar de fiction, au point de devenir une authentique mascotte sur pattes, légitime, même sur le secteur de la BD ? Ou plutôt, profiter d’avoir un gros nom, un nom connu du grand public, pour attirer le regard du spectateur de cinéma vers le kiosque à singles ? “Par Paul Dano, interprète du Riddler dans le film événement, The Batman !” ? Est-ce que c’est ça l’idée ? Si c’est le cas, ce n’est pas bête. Spécifiquement pour Paul Dano, comédien très compétent et respecté au sein de la profession et dans les niches cinéphiles, et spécifiquement pour les adaptations de Batman au cinéma. Qui profitent de cette mythologie à part : depuis Heath Ledger, on associe le fait de camper un vilain de Gotham City à une sorte d’apothéose artistique pour un acteur ou une actrice. Un rôle qui se prépare, qui se construit, et qui impose aux concerné(e)s de rentrer dans l’esprit de personnages complexes, fascinants, insaisissables.

De ce point de vue, Paul Dano a donc eu carte blanche pour mettre des mots dans la bouche de son Riddler. Avec une origine construite et développée sur six numéros. Paradoxalement, un projet qui en dit plus long sur DC Comics que sur le personnage central de cette aventure - simplement parce que l’éditeur a opté pour un dessinateur qui tranche avec cette optique de produit marketing, de titre pensé pour appeler à la curiosité du grand public. Avec Stevan Subic, un dessinateur qui évoque plus ouvertement l’approche graphique d’un Bill Sienkiewicz, d’un Dave McKean, l’éditeur assume une filiation avec une certaine école de comics spécifiques à l’environnement tortueux de la chauve-souris, cette descente dans les enfers de la psyché fracturée. Les Arkham Asylum, les Night Cries, les couvertures de George Pratt sur Shaman, et bien sûr, le travail d’Andrea Sorrentino. Des approches graphiques qui ne cherchent pas à “faire” comics, ou à profiter de la présence de Dano en ramenant un artiste dans le style de Jim Lee, comme un gros produit mainstream alléchant pour le tout-venant du lectorat des curieux. Comme si DC Comics avait conscience du statut d’exception que représente le film The Batman, ou du statut d’exception appliqué à l’ensemble de ce micro-univers, en quelque sorte. Encore dans le présent, Batman, c’est du sérieux. Ses adversaires ont droit à des histoires plus sombres, et même une BD développée pour capitaliser sur le succès d’un blockbuster de cinéma s’apprécie à l’aune de cette perspective plus adulte.

Alors, une fois que l’enveloppe a été ouverte, de quoi s’agit-il cette fois ? The Riddler : Année Un remonte aux origines du personnage d’Edward Nashton. Et cette lecture de l’Homme Mystère repose sur la longue liste de bonnes idées trouvées dans le script de Matt Reeves, Peter Craig et Mattson Tomlin. A savoir que, cette fois, il n’est pas question de présenter le Riddler comme un revanchard égotique amateur de puzzles compliqués. Non. Ce Riddler là est un super-héros… à sa façon. En s’inspirant du Batman, de cet exemple d’un homme qui a décidé de prendre sur lui, d’endosser un costume et de “nettoyer” Gotham, Edward Nashton va s’improviser justicier, de son point de vue, en partant de sa propre expérience de la vie, du quotidien et de ses propres facultés quasi-surnaturelles pour se construire un avatar et frapper de plein fouet le complot organisé entre les pouvoirs publics et la mafia. Si bien que The Riddler : Année Un est effectivement une origin story qui mérite son titre. Qu’est-ce que le Riddler perçoit de la vie ? Comme Bruce Wayne, c’est un orphelin. Comme Bruce Wayne, cet orphelin est né avec un intellect supérieur. Et comme Bruce Wayne, son ennemi est le crime organisé, la corruption. 

La seule différence, c’est que ce personnage évolue au contact de la poisse et de la délinquance qui forme le quotidien des habitants de Gotham City. Et que son traumatisme n’est pas lié à une envie légitime de secourir une ville en proie à un chaos qui lui a arraché ses parents… mais simplement, à un système qui laisse peu de place aux personnes frappées par la maladie mentale, à un système qui fait peu de cas des orphelins miséreux, et à un système qui reste essentiellement dissimulé derrière une apparence de hiérarchie confortable et sécurisée. Or, le lecteur est systématiquement renvoyé dans les cordes, puisque si Nashton vit son ascension comme le point de départ d’une vie de super-héros, celui qui découvre ses aventures comprend en direct que, malheureusement, le Riddler n’est pas une personne saine d’esprit. Cette plongée dans l'abîme d’un cerveau qui comprend plus vite que les autres, qui voit ce que même Batman n’arrive pas encore à percevoir, se double d’une épaisseur plus floue : le point de vue du héros est celui d’un être extrêmement solitaire, extrêmement mal dans sa peau, en proie à des accès de violence ou d’autodestruction. En somme, un Batman qui aurait grandi sans l’enseignement d’Alfred, et avec pour seul conseil, d’autres marginaux sur des forums complotistes, la possibilité d’acheter une arme, et aucune valeur établie de la vie humaine. Le parallèle est soigné, et passe par ces planches qui présentent le cahier de Nashton, une façon intéressante de présenter la topographie mentale de cet esprit à la fois très organisé et très chaotique, qui comprend l’existence comme une liste, un croquis, un organigramme, et qui cherche à reconstruire le puzzle fragmenté de sa propre image de lui-même.

En résumé, Paul Dano surprend dans cet exercice, fort bien réalisé. Un aperçu assez superbe et assez complet de la folie d’un vilain de Gotham City étudiée à la loupe, et qui s’imbrique parfaitement dans ce que propose le film, sans chercher à en dire plus ou à offrir des éléments de comparaison. Ce n’est un secret pour personne : certains grands acteurs ont l’habitude de composer leurs propres “biographies” mentales pour certains personnages lorsqu’ils préparent leurs rôles. Certains aiment rentrer dans leurs personnages en leur inventant toute une vie antérieure aux besoins de l’intrigue du film, avec des tics, des manies, des habitudes, pour se fondre délicatement dans la fiction en laissant le réel de côté. Dano a visiblement beaucoup réfléchi à la question, et n’a donc aucun mal à nous persuader que ce Riddler là existe quelque part, dans un canon lointain. Que ce héros, ou ce vilain, est même assez proche d’une certaine réalité. Le film The Batman ne nous donne qu’un aperçu vague et mal défini du site web par lequel le personnage va se former aux armes. Or, dans le comics, cet élément est bien plus présent. Et bien plus terrifiant, dans la mesure où cette parabole est faite pour évoquer les communautés complotistes de la famille des QAnon, les cercles de recrutement survivalistes ou racistes, qui ont pu mener à la formation de certains collectifs d’extrême-droite pendant la période Trump. Ou même pour voir plus loin, aux cercles de radicalisation de certaines communautés, via les réseaux. Et avec ces éléments en poche, Paul Dano peut s’amuser à verser dans la critique sociale : en démontrant, avec l’exemple de Nashton, comment le système, la corruption des élites, l’effondrement social, le manque de moyens pour les orphelinats, les centres de soin spécialisés, pousse des personnes fragiles, isolées, vers la violence et l’action extrémiste. Le tout dans une superbe parure qui restitue à la fois l’état de cette Gotham City comme un enfer sur Terre, un cauchemar éveillé, un labyrinthe sans issue où seule l’élévation par le masque peut affranchir les esclaves de la société. Devenir quelqu’un en devenant un super-quelque chose, héros ou vilain, parce que Batman est devenu l’avatar même de cette colère sociale. L’ange de la mort, et ses imitateurs. 

Pour conclure rapidement, donc : l’objet en question est une bien belle réussite, pour celles et ceux qui ont apprécié le film de Matt Reeves. Ou qui ont apprécié Batman : Imposter, le faux produit dérivé de Mattson Tomlin, déjà très utile pour comprendre la mécanique de cette nouvelle Gotham City de cinéma. The Riddler : Année Un reprend tous les éléments distillés dans le long-métrage, mais les agence différemment. Encore une fois, tout est une question de point de vue. En s’emparant de son propre avatar de fiction, Paul Dano va explorer cette zone grise de l’esprit humain où ombre et lumière se confondent, dans une symphonie désaccordée où le lecteur assiste à l'avènement d’un nouveau super-héros… qui pense rendre la justice en se dirigeant lentement vers la destruction et le complot. Un exercice qui fonctionne aussi (voire surtout) grâce au travail impeccable de Stevan Subic, dans la mesure où le dessinateur a très bien compris comment incarner cette descente aux enfers, comment matérialiser le point de vue du héros sur les cases, les pages et les inserts réalistes de carnets de note. On aurait même envie de dire que l’album pourra s’apprécier indépendamment du film d’ici quelques années, quand viendra le moment de recommander les bonnes lectures consacrées aux super-méchants de Gotham. On aurait aussi envie de dire que Paul Dano est bon dans tout ce qu’il entreprend, mais on attendra que le gars sorte un premier EP de Bronx Drill avant d’en être totalement convaincus.

Corentin

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Arno Kikoo
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