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Un Été Cruel : Boucler la boucle d'une saga virtuose, l'indispensable chute de Criminal

Un Été Cruel : Boucler la boucle d'une saga virtuose, l'indispensable chute de Criminal

ReviewDelcourt
On a aimé• Le couple Sean et Jacob Phillips
• Ed Brubaker interroge ses propres stéréotypes
• Un feuilleton qui valide la narration par épisodes
• Ricky Lawless et l'écriture introspective
• Combien de comics à ce niveau d'excellence après quinze ans de run
On a moins aimé• Les "morceaux" en dehors de l'arc central, utiles pour Teeg et Ricky, mais pas forcément à leur place
Notre note

Pour l'industrie de la bande-dessinée des Etats-Unis, Ed Brubaker occupe une case à part. Proportionnel au statut des grands cinéastes du film policier, aux grands auteurs des romans d'enquête ou de porte-flingues, le scénariste appartient à cette catégorie rare, difficile d'accès, des inventeurs qui ne se ratent pas. Depuis qu'il a claqué la porte de Marvel pour partir chercher ses galons d'auteur affranchi, Brubaker, généralement épaulé par son jumeau des crayons Sean Phillips, aligne les succès critiques : Fatale, Velvet, Fondu au Noir, Kill or Be Killed, Reckless, des projets salués par la presse spécialisée et un lectorat de fidèles, prêts à suivre le bonhomme sur la moindre de ses lubies jusqu'à se convertir au format roman graphique quand Pulp ou Mes Héros optaient pour ce nouveau standard d'édition.

Mais, si la bibliographie de Brubaker et Phillips ne manque pas de projets fascinants, aucun d'entre eux n'égale la valeur isolée de la saga Criminal. La plus longue, et la plus importante. Fomentée il y a déjà quinze ans, à une époque où ni l'un ni l'autre n'avaient encore acquis la maîtrise complète de leurs disciplines, celle-ci représente le fil rouge d'une carrière en perpétuel renouvellement pour ces deux géants de l'indépendant. Sorte de mise en abyme des oeuvres de gangsters développée sous plusieurs angles, du braquage à la vendetta, du crime aux histoires de taulards, Criminal représente une sorte de petite bible pour le comics de truands. Une anthologie comparable à Sin City, où plusieurs destins croisés, trajectoires individuelles et générations de salauds s'entrechoquent dans les rues étouffantes d'une ville en forme d'immense terrain de jeu. 

Ed Brubaker est à l'aise dans cette cour de récré' : le bonhomme a souvent dit que s'il prenait quelques minutes pour réfléchir, il serait capable de transformer le moindre domaine, le moindre environnement de la vie en un polar potentiel. Cette matérialité des gueules cassées et de la poudre qui colle au doigt prend forme dans les couloirs des différentes séries Criminal : auteurs de BDs sans le sou avec un flingue à la ceinture, jeunes adolescents amateurs de David Bowie envoyés en cure de désintox', road-trip familial à travers les Etats-Unis, hommage à la simplicité naïve des histoires courtes d'Archie Comics ou simple règlement de compte entre mafieux, des contours toujours trop noirs où le moindre sujet se tord pour entrer dans l'univers pessimiste des tueurs, des commanditaires et des gâchettes qu'on finira tôt ou tard par presser. Au gré de la bibliographie d'Ed Brubaker, Criminal va et vient pour imposer un nouveau standard à chaque nouvelle série, en prenant de plus en plus de poids à mesure que le bonhomme et son partenaire gagnent en maîtrise et en aisance dans la narration. Paru en France aux éditions Delcourt, le volume Un Été Cruel confirme, une fois encore, que la courbe n'a simplement pas fini de grimper.
 

 
Si Criminal fonctionne comme une mosaïque, un motif récurrent s'invite toutefois dans le maillage de plusieurs séries de la saga. Ce motif porte un nom, et marche comme l'équivalent local d'une donnée antérieure aux faits, souvent évoquée au passé comme un élément fondateur dont on se serait débarrassé trop tôt : Teeg Lawless. Pour Criminal, la famille Lawless fonctionne comme les Roark de Sin City sur le plan narratif - ils ne contrôlent pas la ville, ne mangent pas de prostituées et ne torturent pas d'enfants comme chez Frank Miller, mais servent en revanche de point d'ancrage aux différentes histoires. Dans la première série de Brubaker et Phillips, Leo Patterson, braqueur d'exception, explique après avoir réussi son opération qu'il a bel et bien tué Teeg Lawless, gangster légendaire de la ville de Center City. Plus tard, on croisera à plusieurs reprises les enfants du bonhomme : Tracy, qui sera le héros de plusieurs histoires, et Ricky, un raté de la gâchette qui ne réussira jamais à égaler le talent de son salaud de père. Adolescents, Leo, Ricky, Tracy et un quatrième gamin, Jacob Kurtz, formaient une solide bande de pote dans l'ombre cruelle du monde des adultes.
 
Au fur et à mesure des histoires, Teeg Lawless va prendre de plus en plus d'importance, à la fois comme point de repère pour certains volumes en quête d'incarnation, pour représenter le pan mafieux de Center City, et à la fois sur un plan plus personnel. Brubaker finira par remonter en arrière dans le temps pour revenir sur l'enfance de Tracy, en repoussant à chaque fois cette éternelle ligne de fuite : le moment où Leo finira par tuer le vieil enfoiré et amorcer le cycle qui démarre la descente aux enfers de leur petit monde d'ados insouciants. Un Été Cruel fonctionne comme une tragédie grecque encapsulée dans un comics de braquage, de passage à l'âge adulte et de mafia familiale. Le lecteur fidèle sait comment tout ça va finir, et ne s'attend pas à ce que qui que ce soit ressorte de l'histoire sans un minimum de sang sur les mains. Mais d'abord, il va falloir combler les trous. Quelques uns des numéros de la première série viennent s'intégrer à cette édition française, faute de savoir où les placer. En l'occurrence, ceux-ci s'intègrent parfaitement à l'arc "Cruel Summer", formant des micro-préquelles ou séquelles à cette histoire particulière. Le gros du volume reste toutefois consacré à la dernière entreprise de Teeg Lawless, jusqu'au fameux point qui permettra de boucler la boucle.
 
 
 
Conçu comme un ensemble de numéros où différents personnages se passent le relais pour poser leur point de vue isolé sur l'intrigue, Un Été Cruel marche comme une sorte de mise en abyme de toute la saga Criminal. D'abord parce qu'elle laisse parler plusieurs personnages qui ont déjà eu droit à leurs moments de gloire, mais aussi parce que cette technique "un numéro : un point de vue" permet à Ed Brubaker de ciseler son approche du feuilleton policier. Le volume s'ouvre sur l'enquête d'un certain Dan Farraday, détective privé lancé sur la piste d'une mystérieuse Jane à travers les Etats-Unis. Plus tard, cette même Jane aura droit à son propre numéro. Teeg sera évidemment la vedette pendant un temps, et les gamins, en périphérie, auront également l'occasion de donner leur version des faits. Le scénario laisse une part importante à tout le monde, ce qui permet à Brubaker de tordre le coup à certaines de ses propres manies : habitué à reprendre à son compte certains poncifs de la fiction "noir", il place un détective privée, une femme fatale, un braqueur de haut vol, des portraits typiques du cinéma et de la littérature policière déjà largement utilisés tout au long de sa propre bibliographie. 
 
Ces caractères individuels permettent à l'auteur de s'amuser à expérimenter différents styles en convoquant différents points de vue - une sorte de synthèse de toute son écriture, qui se multiplie vers tous les endroits où il a l'habitude d'aller chercher ses héros. Le segment de Farraday ressemble un peu à Reckless, dans le même genre des histoires de détectives privés. Jane évoque plutôt une version adulte de l'héroïne de Mes Héros Ont Toujours Été des Junkies, ou des différentes femmes fatales qui se bousculent au sein de son univers. Teeg et Tommy Patterson incarnent de leur côté les premiers pas de la saga Criminal, lorsqu'il ne s'agissait encore que de braquage, très référencé. Peu à peu, l'auteur fait le choix de s'éloigner de ces profils, poussiéreux. 
 
Et si le détective privé et intègre n'était pas le gentil de l'histoire ? Et si la femme fatale avait plus à défendre qu'une énième incarnation du féminin mystérieux ? Et si Teeg avait au fond de lui un semblant d'humanité, pour compenser ses excès d'alcool et de violence ? L'ensemble des personnages d'Un Été Cruel a été travaillé, étudié et approfondi, pour accoucher d'une superbe fresque où tout devient tout à coup plus gris, plus profond et plus humain qu'une simple récitation des leçons enseignées à l'école du roman noir. Le moindre personnage est une pièce de ce grand puzzle qui cherche à nous raconter quelque chose de différent sur cette histoire, pourtant assez évidente vu de loin. Et si, tout simplement, Brubaker avait acquis assez de maturité et de densité dans son écriture pour comprendre ces figures d'anti-héros cassés, condamnés dans un monde sans espoir où le crime n'est plus un simple mode de vie mais une sorte de fatalité. Cette façon de découper l'histoire en points de vue permet surtout à l'auteur de regarder en arrière, et d'interroger des codes généralement assez rigides sur cette écriture du bien et du mal. Au hasard, l'idée que le détective privé, ou que les bons gars en général, seraient peut-être plus dangereux dans leur rapport aux femmes, comme une sorte de main tendue vers la culture incel, est une note surprenante et qui complète ce que le scénariste avait commencé à faire dans Le Dernier Des Innocents.
 
 
 
L'image du père occupe également une place importante dans cette histoire qui donne un rôle plus important à Teeg Lawless. Ce motif précis a eu tendance à apparaître de plus en plus souvent dans la bibliographie de Brubaker, qui s'est séparé de son propre paternel relativement récemment. A mesure que l'auteur évolue en tant qu'individu, certaines de ses histoires prennent des atours plus personnels : Mes Héros revenait par exemple à ses propres jeunes années de délinquance et de consommation de drogues, tandis que Pulp lui tendait le miroir de sa carrière d'auteur de fiction grisonnant dans un monde qu'il reconnaît de moins en moins. De la même façon, il est possible que ce salopard de Lawless a gagné en densité à mesure que l'image du père s'est cimentée comme une constante indispensable dans son propre style d'écriture. Là où la plupart des histoires se concentrent sur sa profession de briseur de mâchoires, Teeg devient un père pour de bon dans ce contexte. Un père absent, un père violent, un père peu enviable, mais un père malgré tout. Comme Tony Soprano et ses affreuses contradictions, on finit par trouver de l'humain dans le portrait du monstre quand celui-ci se découvre une sensibilité touchante au bout d'une vie de truanderie. A travers Ricky également, le scénariste projette le sentiment sincère et très anormalement précis d'un enfant qui aime son père autant qu'il le déteste, comme s'il avait fini par s'habituer à l'absentéisme et aux mandales, faute d'avoir connu meilleur foyer susceptible de tenir la comparaison.
 
Ricky Lawless joue le rôle de l'adolescence reconstruite dans Un Été Cruel, en convoquant les souvenirs d'un monde qu'Ed Brubaker a bien connu. A cheval entre ses envies de petit banditisme sans importance et ses loisirs de geek des années quatre-vingt : les parties de jeu de rôle papier avec les copains, la recherches de nouveaux groupes de musique à découvrir, les comics, la magie des salles d'arcade. Ricky convoque cet imaginaire d'un scénariste plus jeune en des temps plus simples, avec des références à Joy Division ou à Miss Pac-Man pas simplement placées par amour du clin d'oeil générationnel. Le petit bonhomme est un concentré intelligent de la frustration adolescente à cet âge où grandir devient de plus en plus dangereux : assez vieux pour faire ses propres erreurs, mais pas assez pour les assumer. 
 
Encore prisonnier de la maison familiale quand son frère a quitté le foyer pour endosser l'uniforme, Ricky représente toute l'innocence de la saga Criminal, ce monde d'avant, avant la mort de Teeg Lawless, avant que l'espoir ne s'éteigne, avant que le héros ne soit lâché dans une spirale qui finira par le broyer. Leo est né pour braquer, pour construire des plans et pour les exécuter, Tracy est né pour tuer et répliquer l'ombre inquiétante de son père. De son côté, Ricky ne trouve pas sa place dans la cruauté de cet environnement, à la recherche d'un amour paternel ou de la sympathie de copains qui ne comprennent pas ce qu'il traverse. Ed Brubaker décrit une pente fatale de famille brisée, de ces enfants battus ou de ces modèles de masculinité qui laissent peu de place à la tendresse et aux choses de l'enfance. L'édition française nourrit cette lecture précise avec les interstices situés aux alentours de "Bad Weekend" et "Cruel Summer" dans la série parue aux Etats-Unis. Les deux séquences sont dédiées au jeune homme avant et après la mort de son père, pour amplifier le propos.
 
 
 
Plus généralement, le moindre personnage et le moindre morceau d'Un Été Cruel fonctionne, à la fois sur le plan humain comme sur le plan narratif. L'auteur ne commet aucune faute de rythme dans cette histoire pensée pour marcher comme un feuilleton en épisodes. L'album est le plus long de toute la saga Criminal avec huit numéros au compteur, et, paradoxalement, le produit d'un compromis pour un scénariste qui cherche aujourd'hui à s'affranchir du format single : au moment où cette dernière série a été conçue, Brubaker et Phillips espéraient proposer un ensemble plus saccadé où chaque histoire serait différente de la précédente, comme pour rendre hommage aux "Crime Comics" d'autrefois. Un contrepoint à Mes Héros, Pulp et Reckless, des projets conçus pour sortir directement en romans graphiques qui s'épargneraient les limites de l'écriture au format mensuel. Si l'équipe a prouvé sa capacité à évoluer vers ce nouveau standard, Un Été Cruel profite à fond de ce découpage, en plus de reconnecter avec la dimension feuilletonnante de la saga. Chacun des chapitre s'ouvre sur un texte blanc sur fond noir : le nom de l'épisode, tout bêtement.
 
Du côté des dessins, si le scénariste a certainement pris du niveau depuis Criminal : Coward, l'évolution la plus évidente est forcément celle de Sean Phillips. A l'aise avec ses crayons, loin du trait cassé et faussement moderne des débuts, l'artiste convoque une imagerie d'époque saisissante, à la fois dans les designs de ses personnages hauts en couleur et immédiatement identifiables dans leurs expressions faciales ou leurs styles vestimentaires, mais aussi dans ces décors où l'ouest américain croise les banlieues chics, les quartiers sordides des grandes villes, les bars des années quatre-vingt, les fêtes foraines, les poursuites en bagnoles. Chaque personnage a une gueule, un corps, une identité. Chaque scène une atmosphère : l'aspect rangé et quotidien de la famille Patterson jure avec l'ambiance de chaos et de famille brisée des Lawless au premier coup d'oeil. Symbiotiques, Phillips et Brubaker se répondent en jouant avec les forces de l'un et de l'autre : souvent, on croise des pages pleines où une scène figée se charge de cases de narration, comme pour installer tout un narratif sur une même séquence temporelle qui regarde en avant et en arrière, comme si le bouquin devait se mettre en pause sans en avoir l'air. A l'inverse, lorsque les dessins se suffisent à eux-mêmes, le scénariste devient muet, pour laisser son partenaire parler à sa place.
 

 
A force de volumes, une autre symbiose s'est aussi orchestrée entre Sean Phillips et son propre fils, Jacob Phillips, comme pour ajouter à la métaphore familiale dans la métaphore familiale. Particulièrement adroit dans ses aplats, le coloriste s'approprie la saga Criminal sur ce nouvel album, avec des éclairages qui traversent de part en part les personnages sur une logique de photographie de cinéma : là où la plupart des colorisations de la série suivaient l'idée d'un découpage formel, avec une couleur pour un vêtement, un objet, une peau, un fond, etc, Jacob Phillips préfère poser des trames sur l'ensemble d'une scène où des effets de saturation par lames qui nourrissent l'atmosphère général et renforcent les renvois filmiques des deux géniteurs de la série. 
 
En comparaison avec certains anciens travaux de Val Staples sur les volumes précédents, où la couleur pouvait se répandre par dégradés ou par effets d'ombrage en fonction des scènes, le nouvel artiste de la saga comprend exactement comment nourrir les atmosphères des crayonnés. Les scènes de club ou de bar croulent sous le poids des éclairages, comme un directeur photo' se chargerait d'illuminer l'ensemble d'une scène sans distinction d'obstacles ou d'isolation dans l'espace. Loin de fonctionner sur une méthode conventionnelle, Jacob Phillips donne à la lumière et à la couleur une vie authentique qui s'imprime sur les dessins de son père, comme un matériau vivant avec sa propre identité en renfort de dessins déjà très accordés aux intentions du scénario.
 
 
 
Dans son ensemble, Un Été Cruel se présente comme le meilleur volume de la saga Criminal. Pas forcément pour celles et ceux qui lui préféreront la réflexion méta' d'un Bad Weekend, ou les accents corrosifs d'un Le Dernier des Innocents et sa juxtaposition des intrigues d'Archie Comics dans un monde plus dur. Il n'est pas non plus le plus personnel ou le plus intime, ou pas comme ont pu l'être Au Mauvais Endroit ou Mes Héros, poches d'introspection dans un univers plus habitué aux enquêtes ou aux gueules cassées. Un Été Cruel est simplement le meilleur parce qu'il est le meilleur, parfait dans son exécution, sa capacité à englober tout ce qui fonctionne dans l'écriture du scénariste, dans le coup de crayon du dessinateur et pour l'apport d'un troisième loustic embarqué dans une saga qui lui évoque à la fois le meilleur de son père et le talent de son oncle par correspondance. Le tome tombe au bon moment, au terme de quinze ans de projets, d'une longue maturation de ce dont peut parler ce sempiternel projet qui revient lorsque Brubaker et Phillips ont besoin de marquer un coup d'arrêt ou de définir de nouvelles bases pour l'un et l'autre.
 
En dehors de toute critique formelle, le bouquin a surtout l'intérêt de poser des questions à cette passion de longue date que l'auteur et son acolyte entretiennent vis-à-vis du passé. Les différents volumes de Criminal ont toujours marqué une distance avec les obsessions de ses créateurs, à la fois en optant pour un parti pris plus humain dans le genre cloisonné du feuilleton policier, ou une tournure plus ironique qui s'autorise à aller là où on ne les attend pas. D'autres tomes ont aussi fonctionné comme des caisses de résonnance pour le format comics en tant que matière de référence : si Martin Scorsese cite des cinéastes plus anciens dans ses propres films de truands, Ed Brubaker cite des comics pulps, d'aventure ou de romance dans ses BDs d'affranchis, comme si Criminal avait vocation à devenir l'écho granuleux de son propre matériau de fabrication. Cette fois, l'auteur questionne tout ce qu'il a contribué à façonner, en introduisant des nuances aux interstices de ses hommages, en nourrissant ces figures préfabriquées de réflexions et en les plaçant sur une autre trajectoire. Mais surtout, Brubaker parle aussi un peu de lui. 
 
Plus Ricky que Teeg, l'auteur a depuis longtemps quitté le simple leitmotiv de ses premières années de scénariste, à l'époque où le but était plus de faire du genre par amour du genre. Débarrassé de toute forme de forme d'interlocuteur, il a même peut-être pu finir par se demander pourquoi ces histoires là comptaient pour lui, comment elles avaient pu le nourrir autant qu'il les a nourri, et ce qu'il était capable de mettre de lui dans les archétypes et les formats de scénario déjà largement usés maintes et maintes fois avant son ascension. Criminal mérite le titre de "saga" - pas forcément pour sa durée ou sa capacité à se réinventer, mais parce qu'il s'agit aussi de l'histoire d'une histoire de famille. Les Lawless, bien plus que la seule consigne de faire du crime avec tout et n'importe quoi, se seront imprimés comme le marqueur tangible des BDs Criminal. Peu de préquelles ou d'oeuvres pensées comme des pierres angulaires à titre rétroactif auront à ce point réussi à raccrocher les wagons, jusqu'à se demander si les premiers bouquins ne paraîtraient pas un peu fades en comparaison.
 

 
Ed Brubaker, Sean Phillips et Jacob Phillips perchent assez haut sur les cimes du comics moderne, quelque part entre Brian K. Vaughan, Jeff Lemire et Rick Remender, avec l'avantage du temps. Cette année, Criminal fête ses quinze ans et s'autorise enfin à revenir à l'endroit où tout a commencé. Lorsque Leo Patterson tire la balle qui met toute la saga en mouvement, lorsque Ricky Lawless est arraché à ses dernières illusions de jeune homme, lorsque tout un univers de crime en comics, peut-être le plus intéressant de cette discipline à part entière, finit par trouver son épicentre originel. Hommage déconstruit à tout un pan de l'imaginaire des porte-flingues, Un Été Cruel est un ensemble entier, sans le moindre défaut technique, sans la moindre faute de rythme, un comics de gangsters construit et intelligent qui marche comme le miroir de toute une bibliographie forgée au fil des années. Si Ed Brubaker et Sean Phillips ne comptent pas en rester là, les deux auteurs pourraient arrêter la série sur ce point et considérer que le contrat est rempli : peu de comics peuvent se targuer d'avoir fait patienter le lecteur pendant aussi longtemps pour un tel retour de bâton, et au sens plus général, peu de prélogies ont finalement tenu le pari d'être meilleures que leurs homologues du passé. Un titre réussi par deux géants au sommet de leur art - difficile d'imaginer que les choses aillent en s'aggravant à partir de ce point.

Corentin
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