Bienvenue dans la nouvelle édition de The Wanderer’s Treasures. Au programme cette semaine New York pendant la prohibition, des gangsters, des vampires, des aliens et même une dédicace. Tout ça dans Turf, première mini-série de Jonathan Ross (un animateur TV star outre-Manche) avec Tommy Lee Edwards (1985, Broken Trinity : Pandora’s Box) au dessin. Publié chez Image, le titre a connu un beau succès et une suite a d’ores et déjà été annoncée.
Le turf en argot américain, c’est le territoire. Le titre est donc on ne peut plus approprié puisque Jonathan Ross va nous raconter une guerre des gangs pour le contrôle de New York en 1929 en pleine prohibition. On louera au passage son choix de ne pas situer son intrigue à Chicago, la ville la plus citée dès qu’on parle de cette époque. Ça n’a l’air de rien mais une histoire de gangsters des années 20-30 sans Al Capone, ça change agréablement.
Mais l’originalité du britannique
ne s’arrête pas à ce détail géographique, loin de là. En effet, le gang qui
déclenche cette turf war est en
réalité composé de vampires. De strigoli
pour être exact (l’équivalent roumain de la légende). La famille Dragonmir est normalement dirigée par Gregori, le liderul, mais son frère Stefann’approuve pas sa politique. Gregori préfère coexister avec les humains,
discrètement, et fait livrer du sang à son clan par des bootleggers (les trafiquants d’alcool). Stefan, encouragé par le
fourbe Vaseli, voudrait plutôt voir
les Dragonmir au sommet de la chaîne alimentaire. Le même Vaseli qui a son
propre but que je ne vous dévoilerai pas pour ne pas gâcher l’intrigue. L’un
des gangsters pris dans la tourmente est Eddie
Falco. Bootlegger de son état,
son gang sera la cible des attaques des Dragonmir. Il n’en réchappera que par
miracle et surtout parce que le hasard voudra qu’il tombe sur le vaisseau de Squeed, un extraterrestre en fuite. Les
deux tisseront des liens, d’abord par intérêt puis par amitié, et s’opposeront
aux ambitions de Stefan et Vaseli. Le dernier personnage majeur de ce joyeux
mic-mac est Susie Randall, une
journaliste en charge des pages mondaines qui rêverait de couvrir des sujets
plus passionnants. Elle sera servie puisque c’est elle qui découvrira le
premier massacre perpétré par les Dragonmir pour lancer leur guerre. Les
personnages principaux sont donc plutôt attachants malgré leur classicisme, et
c’est avec plaisir qu’on les suit. Le trio de héros (Eddie, Gregori et Susie)
se relaient bien pour faire avancer l’intrigue. Squeed parait plus à part, mais
finalement ça correspond bien à sa nature d’alien.
Stefan et surtout Vaseli son des méchants réussis, même si eux non plus ne sont
pas révolutionnaires. Les personnages secondaires sont aux aussi efficaces
qu’il s’agisse d’O’Leary, le flic
pourri jusqu’à la moelle , de Dave
le photographe de Susie, ou du révérend
Kane et Viviane Breedlove, les
gangsters régnant sur Harlem.
Mais la vraie force de Turf,
c’est son univers. Jonathan Ross mélange allègrement polar, horreur et science
fiction pour un résultat des plus convaincants. Ces trois univers s’entremêlent
parfaitement grâce à l’écriture décomplexée du scénariste, ainsi qu’à un zeste
de second degré. Le second degré c’est par exemple l’armée de portier,
chauffeurs et autres travailleurs de l’ombre rameutée par Susie Randall pour
l’assaut final contre les Dragonmir. Ou l’indispensable gang de femmes de
petite vertu armées de tommy guns qui
viennent prêter main forte à Eddie et Squeed. Mais il y a aussi de véritables
trouvailles comme les rituels traditionnels des Dragonmir pour bannir l’un des
leurs. Ou le background de Squeed,
qui fuyait avec sa bien-aimée Prin
lorsqu’il s’est écrasé sur terre. Ces petites touches montrent bien tout le
potentiel de Jonathan Ross en tant qu’auteur. Je dis potentiel car il est clair
que Turf n’est pas exempt d’erreurs de jeunesse. Déjà la structure même du
récit est un peu convenue. Enlevez l’univers barré, et on se retrouve avec un
canevas d’histoire vu et revu. Ce n’est pas catastrophique car ça reste bien
fait, mais bon… Les relations entre les personnages ne sont pas non plus
toujours traitées avec le même soin. Autant l’amitié Eddie Falco / Squeed est
bien racontée, autant la romance entre Susie et Gregory est trop vite expédiée.
Sur ce dernier point on a plus l’impression que Ross s’est acquitté d’une figure
imposée parce qu’il le fallait bien. L’écriture elle-même alterne entre idées
brillantes et maladresses. Comme idée brillante on a par exemple le fait que
Squeed ne s’exprime que dans sa langue, représentée par des signes de clavier
d’ordinateur. Ou la dernière page de chaque single, aux airs de teasers avec un
côté très pulp. Au chapitre des
maladresses il y a une narration parfois un tantinet verbeuse et des répliques
trop longues pour être naturelles, ou la façon ridicule dont l’accent de Vaseli
est transcrit. Mais là encore ce n’est que marginal et ne gâche en rien le
plaisir de lecture.
Niveau dessin Tommy Lee Edwards assure. Il livre une
prestation dans la droite lignée de ce qu’on l’avait vu faire sur le 1985 de Mark Millar. Son style est assez difficile à décrire. Le trait est
très réaliste au niveau des attitudes et postures des personnages. Mais un peu
moins en ce qui concerne les visages. Il y quelque chose de très européen dans
son travail. En ce sens (et d’ailleurs aussi un peu au niveau du trait) il
évoque Alex Maleev période Daredevil. Les ombres sont très
présentes et opaques, ce qui sied bien au récit. Les couleurs, dont Edwards
s’occupe aussi (d’où probablement les énormes retards lors de la sortie
initiale de la mini), sont très réussies. Leur aspect délavé et sobre participe
à l’atmosphère si particulière de Turf. Le tout a un aspect « faux vintage » très plaisant.
Mais la principale performance de l’artiste est sûrement le brio avec lequel il mélange les trois univers utilisés par Ross. Vampires, aliens et gangsters se côtoient le plus naturellement du monde. Les strigoli sont effrayants à souhait lorsqu’ils s’élancent dans le ciel new-yorkais (notamment grâce à leurs poses « réalistes »). Le design de Squeed est impeccable, et on peut dire de même de son vaisseau ou de ses armes. Et pour la partie réaliste (les gangsters et la ville donc) on a l’impression de se retrouver dans un épisode des incorruptibles. Des décors aux costumes, rien à redire tout est parfait. Les divers protagonistes ont des « gueules » faciles à identifier. Les mises en page sont très sobres, avec quelques trouvailles (les pages teaser mentionnées plus tôt, le flash-back sur la vie de Squeed,…). Même les scènes d’action sont efficaces, ce qui n’était pas gagné justement à cause des caractéristiques du trait et de la mise en page (sobriété et réalisme font rarement bon ménage avec le grand spectacle). Bref, Turf est un beau comic-book, dont l’aspect visuel tout en retenue tranche avec l’univers barré pour un résultat du meilleur effet.
Jonathan Ross et Tommy Lee Edwards nous livrent donc une mini de grande qualité. L’univers est tout bonnement génial grâce à un adroit et improbable mélange des genres. L’écriture n’est pas parfaite mais reste plaisante. Et le dessin, s’il peut surprendre de prime abord, est finalement d’une efficacité imparable. Un hardcover regroupant les cinq numéros est disponible en VO. UnTPB moins cher devrait suivre. Et vu le succès de cette mini outre-Atlantique, on peut a priori espérer un jour une traduction française. Sur ce il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une bonne lecture, peut être avec un verre de tord boyau comme on en buvait dans les speakeasies.
Et la dédicace annoncée en intro me direz vous ? Elle est pour Salim, d’Album Montpellier, qui m’a conseillé cette série. Merci à toi.