Au sortir de quelques prestations relativement récentes pour le compte de la Maison des Idées, entre autres, Christopher Cantwell (The Blue Flame) s'apprête à présenter une nouvelle création originale sur le marché indépendant. Cette fois, le scénariste vedette a misé sur Vault Comics pour un petit projet en quatre numéros, Kid Maroon, en compagnie du génial Victor Santos (Polar). Et, à la façon de la prochaine saison du manga Deadpool Samurai, la maison d'édition a eu une bonne idée pour introduire cette nouvelle lubie : présenter le titre comme la relance d'un vieux personnage perdu des comics de l'âge d'or, comme si Kid Maroon avait été, en son temps, un pionnier du mouvement alternatif et des comics subversifs.
Vault Comics a même publié un long communiqué de presse pour revenir sur l'histoire détaillée du titre au moment de ses premiers pas dans le paysage du kiosque des années quarante. Sauf que, bien sûr, tout est faux. Non seulement Kid Maroon n'a jamais existé, mais la biographie de son créateur fictif, un certain Pep Shepard, est une pure fiction. L'enseigne s'est pourtant amusée à brosser un portrait complet (et franchement loufoque) de cet avatar imaginaire... et la plupart des sites de comics ont repris ce beau mensonge, sans même se demander si tout ceci n'était pas qu'un habile coup publicitaire. On ne citera pas de noms pour éviter de mettre les copains dans la sauce, mais disons que plusieurs grosses antennes se sont faites avoir.
Faut dire : c'était bien bricolé !
Plutôt que de recadrer ou de résumer le communiqué de presse, et parce qu'on aime bien Christopher Cantwell et ses folles trouvailles sur le marché indépendant, une fois n'est pas coutume, voici comment Vault Comics a présenté l'aventure Kid Maroon en version intégrale. Histoire de vous faire une idée du degré de préparation, et de pourquoi les sites susmentionnés ont pu mordre à l'hameçon. Allez hop :
"La maison Vault Comics est ravie d'annoncer un partenariat autour des droits d'édition du personnage de KID MAROON, légendaire comic strip dans les codes du polar des années quarante, créée et dessinée par l'illustre savant fou du golden age, Pep Shepard. La fascinante histoire de Kid Maroon et de son créateur, Pep Shepard, fait partie des légendes du monde de la BD. Bien que les détails soient souvent débattus, une chose est sûre : Kid Maroon est l'un des personnages de comics les plus influents de son temps, allant jusqu'à inspirer de futures séries underground et indépendantes pendant les décennies qui suivront.
Pep Shepard a commencé sa carrière en tant qu'apprenti, formé par le grand Irvin Batch à Pittsburgh, et invité à participer sur plusieurs comic strips du dimanche, lors des dernières années de la série 'How 'Bout That'. Mais, lorsque celle-ci finira par être annulé (suite à la sortie de l'histoire controversée 'Let’s Poison Tommy'), Shepard s’est retrouvé sans travail et a dû s'enrôler dans la marine marchande. Mis à la porte en 1939 pour son alcoolisme notoire, Pep s'est retrouvé mis à l'écart de l'armée au moment de la Seconde Guerre Mondiale, sans emploi et sans un sou. Shepard s'est alors retrouvé à travailler pour l'imprimerie du Baltimore Companion au début des années quarante. Sur place, quelques heures avant la sortie de l'édition du matin, Pep s'est mis en tête de concevoir un personnage de détective enfantin vaguement inspiré par ses souvenirs de jeunesse et son frère Alva, mais également motivé par une amertume croissante envers les services de l'état, l'urbanisme américain et le monde de l'entreprise. Le rêve américain, également, mais aussi, paradoxalement, ses propres illusions paranoïaques à l'égard du modèle communiste.
Peu de temps après, Shepard est nommé assistant au département Funnies du Baltimore Companion, et travaillera sous la direction de Hal Furtcher et Matthias Lieb, au moment où l'un et l'autre développaient leurs propres projets, avec les strips inoubliables 'Corn in the Morning' et 'Two Way Meat'. Pendant cette période, en 1944, Shepard prépare les premières illustrations et les croquis exploratoires pour ce qui allait devenir 'Kid Maroon', titre le plus célèbre (pour les bonnes et les mauvaises raisons) de sa bibliographie.
Finalement, en 1948, lorsque le partenariat entre Furtcher et Lieb prendra fin (au moment où Furtcher braque une arme sur Lieb et le touche au visage par accident lors d'une partie de cartes), Shepard reçoit un feu vert inattendu du journal pour entamer la publication de Kid Maroon. Cette première version transporte le nihilisme de Shepard, ses échecs en tant que père (vis-à-vis de ses deux fils nés en 45 et 46, Grover et Tris), et son besoin obsessionnel de prouver qu'une fronde peut être une arme mortelle entre les mauvaises (ou les bonnes) mains.
En l'espace de six mois, Shepard introduit une multitude de méchants emblématiques, notamment Blockhead, Ratfuck (présenté sous le nom de Ratfink à l'époque), Shit Cop (imprimé sous le nom de Crap Cop à l'époque), Egghead, Woody Gunk, Freddie Flames, et une figure de second plan un peu moins présente, Mister Kill. Le plus célèbre de tous est peut-être le personnage qui sert d'avatar à Pep : Billy Beans, un orphelin malchanceux mais naïf qui voit le monde comme une utopie illusoire, comme la personnification des illusions perdues du dessinateur, en reflet de sa dépendance croissante à la codéine. Ce qu’il appelait alors son "laudanum de salle de bain".
Kid Maroon était diffusée sur un format quotidien. Écrit et dessinée par Pep, qui s'était mis à travailler six jours par semaine, la série poussera le créateur à négliger encore davantage sa famille. Une bénédiction, selon ses deux fils, qui trouvaient ainsi un espace de respiration sans les accès de violence ou les crises de larmes de leur père. Au total, ce travail incessant totalise 216 strips complets de Kid Maroon imprimées dans le Baltimore Companion du printemps à l'automne 1948.
Kid Maroon rencontrera un large succès auprès des professionnels, même si son aura n'atteindra jamais les sphères du grand public. A l'exception des courriers de parents mécontents, qui reprochaient à la série son goût pour la violence graphique. Cette perception s'est même aggravée lorsque l'on découvrit, plus tard, que Shepard conservait des livres d'anatomie détaillés près de son bureau pour s'assurer que les blessures étaient correctement représentées, jusqu'aux organes internes, viscères et tissus musculaires. La sentence des censeurs, et le manque d’attention d'un public habitué à des revues plus consensuelles, ont rapidement poussé Shepard à se désintéresser de ce travail extrêmement chronophage. Le sort finira même par s'acharner lorsqu'une usine de Coca Cola explosera dans les parages de l'imprimerie qui publiait les exemplaires du Companion. Les dégâts provoqués ravageront une immense partie des archives de Kid Maroon, et l’incendie qui l'incendie qui suivra peu de temps après achèvera de détruire les stocks disponibles. L'oeuvre de Pep Shepard disparaîtra complètement de la circulation, faute d'éditions reliées sur le marché de l'époque. A date, seules 12 histoires de Kid Maroon ont survécu à cette série de catastrophes.
Mais Shepard aura eu l'intelligence de conserver les originaux. Sa femme l'a notamment supplié de vendre certains croquis précieux, mais celui-ci finira par refuser, en comprenant que les temps avaient changé : l'apparition du Comics Code Authority et la dévaluation générale du marché des comics aurait grevé la valeur réelles de ces planches, devenues inestimables quelques décennies plus tard. Finalement, Shepard aurait enterré ses originaux, selon la légende, dans une prairie du Dakota du Sud, entre 1951 et 1952. Peu de temps après, il finira lui-même par disparaître de la circulation, sans laisser de traces.
Les fragments de quelques cases issues d'exemplaires en mauvais état du Baltimore Companion ont été retrouvées plus tard. Ces rares témoins de l'existence de Kid Maroon ont été vendus pour plus de 275 000 dollars lors de récentes enchères. Un strip complet (bien que taché et partiellement brûlé) a également été vendu en 2006 pour 1,4 millions de dollars. Des scans numériques non autorisés de la série peuvent aussi être trouvées sur le web, grâce au travail de la mémoire collective et des chineurs fous, encore passionnés par l'oeuvre de cette énigme de l'industrie des comics. Aucune planche originale n'a, en revanche, jamais été retrouvée. On pense qu'une carte qui pointe vers l'endroit où celles-ci auraient été enterrées se trouve dans un coffre-fort à Livingston, dans le Montana, mais cela n'a jamais été confirmé.
On estime dans le présent que Pep Shepard est mort de froid quelque part dans le nord du Nouveau-Mexique, peut-être près de Taos, au début des années 70, mais son décès n'a jamais été inscrit dans les registres publics. A date, l'artiste semble avoir mystérieusement disparu sans laisser de traces."

Avouez que ça sonne crédible non ? Comme quoi, il ne faut pas croire tout ce qu'on lit sur internet. Mais l'intention reste la même : Vault Comics et Christopher Cantwell se sont inventés un auteur de fiction, un génie d'avant-garde au destin tragique, comme Alan Moore et son Max Shea dans les pages bonus de Watchmen. Un procédé ludique, qui a permis de doper une petite annonce de création originale en l'entourant d'un flot mystique. Officiellement, la maison d'édition explique s'être entretenue avec les héritiers de Pep Shepard pour sécuriser les droits de Kid Maroon et mettre en branle cette réinvention tardive... comme cela existe dans la vraie vie, avec les droits de Flash Gordon, Doc Savage, etc. L'astuce est bien foutue, et on se demande maintenant à quoi pourra bien ressembler la BD de Cantwell et Victor Santos.
Pour l'heure, celle-ci se présente surtout comme un polar rétro' autour d'un gamin, détective précoce, qui abandonne les petites intrigues de sa ville natale pour devenir un authentique privé des grandes rues de la métropole. Une sorte de Detective Conan qui aurait croisé la route de Frank Miller, parodie des comics naïfs d'autrefois (d'ailleurs "Pep" Shepard reprend sans doute le nom de la célèbre revue pour enfants "Pep Comics" d'Archie Comics).
L'enseigne a vite rebondi sur ce long communiqué de presse avec une sollicitation officielle dans les sorties du mois de novembre, assortie d'une première couverture. Reste à voir à quelle sauce le scénariste compte assaisonner cette fausse résurrection, qui promet, déjà, un grand moment de méta-texte entre le passé et le présent de la BD américaine.
"De retour dans les kiosques pour la première fois depuis plus de 75 ans avec un superbe premier numéro oversized… le seul enfant détective hard boiled de la BD américiane ! KID MAROON est de retour ! Christopher Cantwell (Iron Man, Doctor Doom, The Blue Flame, Halt and Catch Fire) et Victor Santos (Polar, Violent Love) se sont associés pour reprendre l'oeuvre du légendaire Pep Shepard, figure ombrageuse de l'histoire des comic strips.
Il y a deux ans, Walden Maroon a quitté sa petite ville, ses parents pleins d'amour et ses mystères de bac à sable (peuplés de papillons disparus et des biscuits volés) pour rejoindre la grande ville et ses sombres crimes sordides. Depuis, il vit dans le cloaque de Crimeville, où les meurtres, le vice et la corruption forment son nouveau quotidien. Mais à 12 ans, Kid se lasse de cette existence répétitive. Lorsqu'une série d'assassinats et d'incendies criminels éclaboussent les rues, son esprit vif et sa célèbre fronde seront-ils suffisants pour démêler le vrai du faux ? Ou bien, est-ce Kid Maroon n'aurait pas simplement envie de redevenir... un enfant ?"
Sortie prévue pour le 6 novembre 2024 chez Vault Comics.