MàJ : une erreur (commune) de compréhension de l'épisode incriminé nous pousse à faire cette mise à jour. Le titre The Richest Duck in the World est en effet aussi l'une des premières appellations de l'épisode 11 de La Jeunesse de Picsou, et la confusion vient du fait que les éditions de Fantagraphics reprennent ce titre pour l'épisode 12. Dès lors que la confusion est éclaircie, la motivation de Disney devient plus compréhensible, puisque le chapitre 11 contient le personnage de Bombie le Zombie, une représentation du zombie dans la culture haïtienne, qui visiblement est considérée désormais comme offensante selon les standards du groupe Disney. A noter que ce personnage a déjà été ciblé par l'entité américaine, et que la couverture de cet épisode (sur laquelle on voit Picsou échapper à Bombie sur des petits blocs de glace) avait été privé d'être mis en couverture lors de la réédition de La Jeunesse de Picsou en 2018 dans la revue Les Trésors de Picsou #43. Dans le même épisode, un sorcier africain est également montré (celui qui jette la malédiction sur Picsou après que celui-ci l'a floué) et pourrait aussi être considéré comme étant offensant, selon les codes de représentations de personnages noirs (on suppose qu'il s'agisse de la taille des lèvres ou de l'allure des cheveux, bien que tout dans l'épisode montre l'attitude de Picsou comme infecte et colonialiste).
Il apparaît néanmoins toujours difficile de comprendre en quoi la suppression de ces histoires (la première restant toujours essentielle à l'ensemble de l'intrigue) pourrait arranger quoique ce soit plutôt qu'un encart explicatif ou qu'une remise en contexte de l'épisode - attendu que Bombie reste une créature issue d'un folklore que personne de censé ne saurait prendre comme un véhicule de stéréotype racistes envers une population ciblée, et que l'attitude de Picsou envers un peuple de pays d'Afrique est clairement condamnée par l'histoire. Affaire à suivre ?
A la manière de certains épisodes de séries télévisées, accueillis différemment à l'aune des débats modernes, le groupe Disney a décidé de supprimer deux histoires de l'artiste Don Rosa dans les futures réimpressions de l'oeuvre (fleuve) La Jeunesse de Picsou, ou aux Etats-Unis, The Life & Time of Scrooge McDuck. Une annonce étonnante, communiquée par les éditeurs du dessinateur, puis par Rosa lui-même via la page Facebook The Official Don Rosa Group.
Le groupe Disney, propriétaire légal du personnage de Balthazar Picsou, aurait décidé de censurer les segments "The Richest Duck in the World" et "The Dream of a Lifetime". Deux moments très importants du passage de Don Rosa sur le canard milliardaire - et deux histoires qui ne cadrent pas avec l'utopie néoconservatrice de la "cancel culture". En effet, ces morceaux isolés dans la bibliographie de Rosa ne comportent pas de caricatures ethniques particulières, de représentations défavorables de minorités ou de comportements sexistes. Si bien que le public, assorti au communiqué officiel du conglomérat, ne comprend pas ce qui a pu motiver cette disparition injuste pour peu que celle-ci ait bel et bien été validée par les responsables du pôle éditorial consacré aux personnages Disney.
Curse Me Bagpipes
Grand amoureux de l'oeuvre de Carl Barks, l'artiste Don Rosa fait ses débuts dans le "groupe des canards" de l'univers anthropomorphe assemblé autour du Mickey Mouse de Walt Disney chez Gladstone Comics, avec le numéro The Son of the Sun (1987). Le succès de cette proposition innovante rencontre un certain succès critique, et obtiendra notamment une sélection aux Harvey Awards l'année de sa sortie. S'ensuivent plusieurs contributions consacrées à Picsou, Donald et aux Castors Juniors, jusqu'à la démission de Rosa qui décide de quitter la maison Gladstone Comics pour protester en faveur du droit des auteurs, et aux conditions salariales proposées par le groupe Disney vis-à-vis de cet ensemble de personnages.
Plus tard, entre deux rixes pour la reconnaissance des artistes de comics aux Etats-Unis, le bonhomme livrera de nombreuses autres histoires. Le plus célèbre emblème de sa carrière étant certainement La Jeunesse de Picsou, une origine distillée et chapitrée des aventures du milliardaire depuis son enfance en Ecosse, ses premiers boulots et ses nombreuses aventures, l'évolution de son caractère idéaliste vers un tempérament égotique et carnassier, jusqu'à son ascension au titre de "canard le plus riche de la Terre". Et enfin, sa rencontre avec Donald, et Riri, Fifi et Loulou, avec qui il vivra le reste de ses voyages, dans le présent fantasmé des années cinquante, en accord avec l'iconographie poussiéreuse des histoires de Carl Barks.
Lauréate d'un Eisner Award pour la Meilleure Série Régulière, La Jeunesse de Picsou est aujourd'hui considérée comme l'un des chefs d'oeuvre indispensables des bandes-dessinées sous le pavillon Walt Disney. Un monument qui inspirera plusieurs épisodes aux deux séries animées DuckTales, et installera pour de bon le personnage de Picsou comme un mythe à part entière de la culture populaire. Très loin au-devant de la posture de milliardaire avare inspiré par le conte de Charles Dickens des premières décennies. De quoi ajouter à l'étonnement, quand le groupe Disney décide subitement de supprimer deux histoires au sein de la saga, sous couvert d'inclusivité.
Voici plus précisément ce qui a été communiqué par The Official Don Rosa Group sur les réseaux sociaux :
"Dans le cadre de son engagement constant pour la diversité et l'inclusion, la Walt Disney Company révise actuellement son catalogue éditorial d'histoires publiés par le passé.
En conséquence de cette révision, les histoires qui ne cadrent pas avec les valeurs du groupe ne seront plus imprimées à l'avenir. Ceci s'applique à deux de vos histoires classiques, 'The Richest Duck in the World' et 'The Dream of a Lifetime.' Ces histoires ne feront plus partie des futures réimpressions ou des éditions collectées à l'avenir."
Remarquez le motif bien spécifique de l'inclusion et de la diversité. Une preuve frappante du manque de connaissance des élites en charge de l'éditorial au sein du conglomérat : les deux histoires en question ne cadrent pas avec ce coup de semonce, en particulier dans le cas de "The Richest Duck in the World". Pour explications.
- Publiée en 1994, cette histoire se présente comme un hommage à Carl Barks. Celle-ci se déroule lors de la période des fêtes de Noël de 1947 - en clin d'oeil à la première apparition officielle du personnage de Picsou dans Four Colour Comics #178 (22 octobre 1947), et à cette inspiration trouvée dans le Christmas Carol de Dickens, avec un "Scrooge" qui profère le traditionnel "bah humbug" du conte. Après avoir fait le tour du monde en quête de fortune, Balthazar Picsou, ancien aventurier enthousiaste et amoureux de la nature, s'est aigri. Le jeune homme s'est transformé en un quarantenaire amer, solitaire, et qui voit dans sa famille un ensemble de pique-assiettes suspendu à ses crochets. Picsou décide donc de rompre les liens et de s'enfermer dans son coffre, où il passera, seul, plusieurs décennies.
- L'histoire s'ouvre sur un autre hommage, rendu cette fois au film Citizen Kane d'Orson Wells. Picsou est décrit comme le Kane de l'univers Disney : un milliardaire secret, reclus dans un manoirr, sa propre Xanadu, devenu l'objet de fantasmes populaires et vraisemblablement aux portes de la mort. Convoqués par leur oncle, Donald Duck et ses neveux Riri, Fifi et Loulou vont rendre visite au vieil homme. Manque de bol, cette réunion familiale coïncide avec une tentative de braquage des Rapetous, célèbre famille de cambrioleurs qui court après les milliards de Picsou depuis plusieurs générations.
- L'histoire marque la fin de La Jeunesse de Picsou, qui décide de reprendre l'aventure en compagnie de ses neveux, en qui il reconnaît l'amour du voyage et la curiosité de ses débuts. Un moment crucial de l'oeuvre de Don Rosa : l'aboutissement du voyage qui explique l'évolution psychologique de son héros, et sa rencontre avec ceux qui formeront le quotidien de ses futures histoires.
- Après une relecture effectuée pour la rédaction de cet article : l'histoire ne comprend PAS LA MOINDRE représentation d'une minorité visible. A l'exception des trophées de Balthazar Picsou entre-aperçus au début, et qui ne constituent pas de caractère offensant en dehors de l'habituel imaginaire associé aux richesses de cultures lointaines, que l'on peut retrouver dans des films comme Indiana Jones, et consorts.
En ce qui concerne "The Dream of a Lifetime", le choix est encore plus étonnant dans la mesure où cette histoire est une sorte de bonus très personnel, et très inconséquent sur l'ensemble de la saga. Picsou rêve de ses anciennes aventures, et les Rapetous, après avoir dérobé une machine permettant d'infiltrer l'inconscient d'une personne en état de sommeil à Géo Trouvetou, vont pénétrer dans les souvenirs du milliardaire. Un scénario qui ressemble, pour résumer, au film Inception de Christopher Nolan. Or, les rêves de Picsou sont tous issus de ses anciennes aventures - et donc, d'autres histoires comprises dans La Jeunesse de Picsou.
Si Disney avait choisi de censurer ce segment particulier (au motif de la présence d'un personnage amérindien - pas spécialement caricatural - ou d'un golem congolais - pas spécialement injurieux non plus, ou pas plus qu'une momie égyptienne en bandelettes ou qu'un dragon oriental dans le contexte d'une histoire pour enfants), pourquoi ne pas avoir directement censuré les histoires dont proviennent ces exacts souvenirs ?
Rosa précise que le communiqué du groupe Disney lui a été transmis par l'un de ses éditeurs - ce qui signifie peut-être qu'une partie de l'information s'est perdue en chemin, même si le texte en question passe pour un copié/collé tout à fait authentique avec les éléments de langage (déshumanisés) qui forment la base de ces déclarations de professionnels à professionnels. La situation est proprement inexplicable, dans la mesure où d'autres histoires de La Jeunesse de Picsou pourraient même être considérées comme des candidates plus sérieuses à ce processus de censure. Par exemple, la représentation des derniers peuples d'Afrique Centrale dans "The Empire Builder from Calisota". Si cette oeuvre ne cadre pas avec la définition conventionnelle de la caricature raciste, elle joue toutefois sur des stéréotypes qui pourraient plus légitimement être justifiés par le groupe Disney comme des critères d'offense valables. A ceci près que l'homme blanc (ou le canard blanc, en l'occurrence) y est toutefois présenté comme un monstre, industriel colonisateur fourbe et prompt au massacre des populations locales.
En résumé : la situation ne semble pas particulièrement avoir le moindre sens, et il paraît extrêmement préoccupant que Disney se permette sans explications ou justifications précises de faire disparaître deux histoires complètes (dont une essentielle à l'intrigue du volume) d'un claquement de doigts. Reste à espérer que tout ceci ne soit qu'un canulard ou un malentendu, et à réclamer - ou exiger - des explications de la part du propriétaire (illégitime).
De son côté, Rosa estime que l'affaire est entendue :
"Mais évidemment, les 12 chapitres seront désormais bannis, puisqu'ils ne peuvent pas être édités sans le chapitre final. Je ne vais même pas m'amuser à commenter ce que cela signifie pour le marché des collectionneurs."
A voir si les intégrales proposées aux éditions Glénat, en France, seront concernées par cette mise à l'index du dessinateur.
