Des mois après son annonce initiale, le Black Label de DC Comics s'était transformé dans ses intentions. Présenté d'abord comme l'enclave d'auteurs à "carte blanche" pour livrer des récits sur les personnages DC, le label est finalement devenu, avec la fermeture de Vertigo, une sorte de fourre-tout où coexistent les projets DC sensu stricto comme ce qui aurait pu être publié dans la branche indépendante de l'éditeur à deux lettres. Mais comme pour le verre à moitié vide ou à moitié plein, on peut aussi considérer le Black Label comme une opportunité nouvelle, pour la maison d'édition, afin de proposer des récits en dehors du super-héros, et qui ont les mêmes ambitions artistiques que les autres publications en son sein. Fort heureusement, Le Dernier des Dieux, qui accompagne le génial Decorum et la réédition de East of West, est bien de cette trempe là. A se demander encore comment le DC Comics qu'on connaît a validé à la base ce projet, mais : c'est pour le mieux, car une bonne lecture vous attend.
Bienvenue dans le royaume de Cain Anuun, où il y a trente ans, une troupe de valeureux guerriers se faisant appeler Traquedieux a occis la divinité malfaisante Uhltep, "le dernier des dieux" donnant son nom à la série, qui répandait sur le royaume la pestefleur, sorte d'épidémie transformant les personnes touchées en d'abominables monstruosités. Les années ont depuis passé, et le roi Tyr règne sur un royaume a priori prospère. Mais le jour où un jeune gladiateur fougeux, Eyinvdri, vient clamer sa liberté après sa soixantième victoire en arène, tout se dérobe. La pestefleur réapparaît et l'ombre d'Uhltep ressurgit, alors que tout le monde pensait qu'il avait pourtant été terrassé il y a trente ans. Et si la légende cachait une partie de la vérité ?
L'histoire est écrite par les vainqueurs, cet adage est bien connu. Le scénariste Phillip Kennedy Johnson, musicien et professeur devenu scénariste de comics, prend cette maxime à bras le corps pour en faire le sujet de discussion du Dernier des Dieux. C'est à dire que les légendes, classiques dans le registre de la fantasy, sont vues ici sous le prisme du rapport qu'on entretient à l'Histoire et surtout aux faits - un angle pertinent dans l'ère de la société ou post-modernisme et complotisme n'ont jamais autant fait part des enjeux publics. Mais Johnson sait se montrer didactique dans son histoire, en misant sur une narration croisée entre deux époques. On suivra donc d'un part la reine Cyanthe qui doit reformer une équipe pour retourner affronter Uhltep en haut d'un sinistre escalier gravé en montagne ; et d'autre part, suivre l'épopée initiée trente ans auparavant, pour comprendre pourquoi la sombre divinité n'est visiblement pas morte comme la légende le disait pourtant.
L'univers du Dernier des Dieux est maîtrisé, en allant piocher dans ce qu'il se fait de connu et d'inévitable - comme le fait d'avoir plusieurs races de gens, entre humains, elfes ou nains - tout en y ajoutant des touches d'horreur plus moderne, comme cette pestefleur qui permet à Federici d'illustrer des transformations peu ragoutantes, mais superbes. Le royaume de Cain Anuun baigne dans une atmosphère poisseuse, grise, où les dangers sont au coin des ruelles sombres et escarpées - vous connaissez peut-être ce genre de refrain, surtout si vous êtes amateurs, disons de Elric ou de Dark Souls plus que de Lanfeust (qui avait aussi quelques aspects sombres, celà dit). En somme, DC Comics laisse vraiment un ouvre de dark fantasy se faire dans son label - d'où l'anomalie tant on ne lui reconnaisait plus ce genre d'exercice depuis de nombreuses années, et belle en même temps puisque la prestation de Federici est assurément une plus value.
Le dessinateur italien s'est beaucoup fait connaître chez l'éditeur à deux lettres par ses couvertures variantes - notamment pour accompagner tout ce qui est Metal - et avait notamment illustré en 2017 un one-shot sur l'un des Dark Knights créés par Scott Snyder. Autant dire que l'aspect chevaleresque et sombre qui transpirait dans ce précédent event préfigurait déjà de la totale adéquation de son style avec le registre de la dark fantasy. Notons une nouvelle fois que le grand format "Urban" est également bien choisi pour cette oeuvre, tant les planches de Federici, par le trait uniquement, mais aussi le découpage, lorgne du côté de la bande dessinée européenne. L'ensemble est détaillé avec minution, peut-être un peu statique des fois, mais toujours très porté sur la grandeur. Les monuments et villes sont grandioses, les créatures maléfiques repoussantes, le bestiaire varié : on se régale d'avoir un dessin généreux qui fait autant vivre une histoire qu'un univers à côté.
Ce qui permet aussi de faire vivre le monde du Dernier des Dieux, ce sont les interludes en prose entre chaque chapitre. Ils permettent d'apporter un temps de pause, mais surtout d'approfondir le background du monde de Cain Anuun. Sous la forme de poésies, chansons ou écrits d'époque imaginés, on comprend dès lors quelle sera la créature aperçue quelques planches plus loin, pourquoi tel air apparaît dans une scène, où pourquoi les relations entre ces deux personnages semblent évoquer un lourd passif. Bien que cela soit plus segmenté et calibré que ce que fait un Hickman dans ses propres comics, il y a une volonté d'aller plus loin que la seule bande-dessinée, et c'est là qu'il faudra souligner le formidable travail de Maxime Le Dain, spécialiste d'imaginaires et de fantasy, pour la retranscription de tous ces textes. C'est simple : on s'y croirait, à écouter les contes et légendes d'un ménestrel égaré, à tomber sur un parchemin moyenâgeux.
Seule ombre au tableau (et qui justifiera qu'on ne mette pas quatre étoiles, quoique l'envie ne manquerait pas), c'est que sous ses apparats de BD européenne, Le Dernier des Dieux a malgré tout un rythme propre à une publication mensuelle telle qu'elle se fait dans les comics : au sortir du premier album qui comporte trois numéros (étendus, mais trois numéros quand même), il faudra bien avouer que l'intrigue n'avance pas tant que ça. On sent perceptibles certains rebondissements ou révélations, et si l'univers se dévoile et que l'action est énervée, mieux vaut prévenir : une pointe de frustration s'exerce, pour un ensemble encore introductif. Bien que l'on sache que ce qui compte c'est le voyage, et qu'il promet d'être beau, mieux vaut simplement entamer ce périple en connaissance de cause.
Vous qui entrez en ces lieux, abandonnez tout espoir. Ou quelque chose comme ça. Phillip Kennedy Johnson propose avec Le Dernier des Dieux une belle introduction à son univers de dark fantasy qui analyse avec un angle moderne ce que l'on croit connaître des légendes épiques qu'on nous sert si souvent dans le registre. Magistralement traduit et profitant d'un grand format qui, là aussi, fait honneur à la prestation de son artiste, Le Dernier des Dieux reste encore une anomalie dans le paysage de DC Comics, mais de celle qu'on aimera être reconduites avec plaisir. Vivement la suite, parce que c'était un peu court malgré tout.