A l'occasion des 80 ans de Marvel (et des 50 ans de l'arrivée de ses histoires en France), Panini Comics propose une collection inédite, Décennies, qui tend à donner un aperçu - par tranches de 10 ans - de ce que pouvaient être les publications d'une époque, mais aussi du monde dans lequel celles-ci étaient publiées. Le premier tome - consacré aux années 1940 - s'était révélé savoureux en présentant les affrontements du mythique duo formé de la Torche humaine et de Namor. Ce deuxième tome se concentre quant à lui sur les personnages de Captain America et de Bucky au travers de leurs aventures méconnues des années 50, un choix aussi intéressant que discutable.
Pourquoi intéressant ? Parce que pour beaucoup de lecteurs, la Sentinelle de la Liberté disparaît en 1949 avant de revenir en 1964 dans les pages d'Avengers #4. Si l'année 1961 marque le grand retour des super-héros Marvel avec la création des Quatre Fantastiques par Stan Lee et Jack Kirby, les trois têtes d'affiche de la Maison des Idées (à savoir Captain America, la Torche humaine originelle et Namor) avait déjà effectué un come-back raté en 1953. L'ouvrage nous donne donc la possibilité de découvrir ce (court) passage de l'histoire des super-héros.
Mais quel est le problème dans ce cas ? De problème, il n'y en a pas tellement. Il s'agit plus d'un regret. La collection Décennies annonce vouloir "célébrer les 80 ans des comics Marvel". Or, la société fondée par Martin Goodman (qui portait à l'origine le nom de Timely Publication, puis Timely Comics, Atlas Comics et enfin Marvel Comics) n'a pas publié que des histoires de super-héros au cours de son histoire, et particulièrement dans les années 1950. Si le choix des aventures de Steve Rogers (enfin, pas celui que nous connaissons... nous y reviendrons) et Bucky pourrait-être un contrepied original, il traduit surtout la volonté de mettre en avant des personnages toujours populaires aujourd'hui. Ce volume aurait pu être l'occasion de présenter au lectorat une facette de la maison d'édition qui leur était jusque-là totalement inconnue.
Certains argueront qu'il faut savoir parler aux potentiels clients avec des héros qu'ils connaissent. C'est vrai. Mais le public le plus susceptible d'acheter cet ouvrage est une nouvelle fois celui des amateurs de vielles BD, de curieux qui se demandent comment l'industrie des comics que nous connaissons aujourd'hui s'est construite... tout un tas de gens qui ne rechigneraient pas devant la possibilité de mettre la main sur des planches restaurées de comics Atlas parlant de western ou d'horreur (on encourage d'ailleurs ces derniers à aller jeter un coup d'oeil chez Komics Initiative et Neofelis Editions). En bref, le choix n'est pas hors-sujet, mais nous fait passer à côté d'une possible belle surprise.
Il est maintenant largement temps d'évoquer l'album en lui-même. La première chose qui saute aux yeux est bien sûr le trait de John Romita Senior qui, même s'il n'est pas le seul au dessin sur la totalité des numéros (on retrouve également Mort Lawrence, Jack Abel et Bill Benulis), y est le plus présent. Une rupture vis-à-vis du premier tome de la collection s'opère au niveau du scénario, avec la mise en place de "vraies" histoires (attention cependant, il s'agit d'histoires adressées à des enfants des années 50).
Guerre froide oblige, celles-ci transpirent la propagande et se limitent à stopper des complots orchestrés par des espions soviétiques, sans que cela n'empêche pour autant l'existence de quelques jolis retournements de situation. Les récits sont plus denses que ceux des années 1940, mais surtout bien plus sombres. Le n'importe-quoi rocambolesque des affrontements entre la Torche et Namor a ici quasiment disparu (demeure heureusement un homme-électrique frappé par une machine à écrire géante, parce que) au profit de trahisons en série, de jeux de bluff et de chasse aux sorcières rouges (Marvel, sorcière rouge, vous l'avez ?).
Si Décennies : Marvel dans les années 40 mettait (entre autres) en évidence la misogynie de la société américaine d'entre-deux-guerres, nous pouvons ici noter une représentation problématique des personnes d'origine asiatique, autant dans les dessins que dans les messages véhiculés. Cela n'est pas surprenant venant de comics des années 1950 (rappelons que peu avant, ceux-ci ont été, de 1941 à 1945, le théâtre d'une propagande raciste anti-japonaise d'une rare violence), mais il est intéressant de constater l'évolution (ou l'absence d'évolution) effectuée sur ce sujet, alors que le film Shang-Chi y marquera -on l'espère- un pas dans le bon sens.
Reste un mystère à élucider, une décision incompréhensible, un bug dans la matrice : un chapitre final de 45 pages, scénarisé et dessiné par Howard Chaykin (avec Edgar Delgado aux couleurs) et publié à l'origine en.. 2008. Explications : pour rétablir une logique dans la continuité de ses publications (Steve Rogers étant sensé avoir été cryogénisé de 1945 à 1964 lorsqu'il rejoint les Avengers), Marvel a un jour décrété que le Captain America des années 1950 n'était pas celui que nous connaissons tous, mais un certain William Burnside, qui usurpait l'identité du héros en son absence. Pourquoi pas. Mais là où une simple annonce aurait suffit, la maison d'édition s'est sentie obligée d'en faire un titre à part entière. Et là où donner une explication dans la préface aurait suffit (ce qui a été fait), elle s'est sentie obligée d'ajouter ce numéro en conclusion. Un peu comme un parent forçant son enfant à manger une portion de frites décongelées en plus des bonnes frites maison de sa grand-mère.
Un album qui fait donc le choix de la sécurité. L'avantage est qu'il en résulte une sélection d'épisodes qui ne pourra que difficilement vous décevoir, mais qui aurait gagné à se risquer dans l'originalité. On peut très bien comprendre la stratégie opérée par Marvel de se focaliser sur des personnages toujours d'actualité, mais il aurait dans ce cas mieux valu nommer la collection "Décennies, les super-héros Marvel dans les années...". Les planches de Romita valent néanmoins le détour, tout comme l'intérêt purement historique de l'ouvrage.
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