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Sexisme et comics : après les affaires et les sanctions, repenser un modèle de fonctionnement

Sexisme et comics : après les affaires et les sanctions, repenser un modèle de fonctionnement

chronique

A force de véhiculer des messages de tolérance, de respect de l'autre, et des valeurs morales fortes qu'il s'agisse de mainstream ou d'indé, on aurait pu penser que le milieu des comics serait l'un des rares à être épargnés par les récentes vagues de témoignages de harcèlement sexuel (sinon pire). En réalité, de nombreux cas reconnus (Eddie Berganza ou Eric M. Esquivel pour ne citer que les plus récents) montraient déjà une triste réalité. L'industrie des comics a aussi ses monstres, des personnes qui profitent d'un milieu très restreint pour imposer des méthodes de conduite insupportables. Au vu des affaires récentes, se pose pour toute le milieu la nécessité de revoir son modèle de fonctionnement. Parce qu'il ne suffit pas d'agir envers les personnes révélées au grand jour, mais bien d'abolir un système en place, pour que ces affaires n'arrivent plus.

Dans un papier long format, le Hollywood Reporter revenait sur les témoignages qui ont émaillé le milieu des comics au fil des derniers mois, et dont nous nous étions également fait l'écho. S'il faut encore le rappeler à celles et ceux qui découvriraient nos engagements éditoriaux, nous estimons que parler de l'actualité des comics revient aussi à parler des personnes qui font vivre cette industrie. Ce, même s'il faut dès lors aborder des sujets difficiles, dont on préférerait ne pas avoir à parler. Il appartient néanmoins à notre mission d'informer les lecteurs des personnes qui font leurs lectures - et de prendre après en leur âme et conscience des décisions sur les soutiens qu'ils souhaitent apporter dans ce milieu.

Les noms de Warren Ellis, Cameron Stewart, Scott Allie, ou encore Charles Brownstein (ancien président du Comic Book Legal Defense Fund) sont tour à tour sortis, avec des affaires qui au demeurant, étaient visiblement connues d'une bonne partie de l'industrie "en interne", avec l'idée que des personnes parmi les plus reconnues du secteur puissent se comporter de façon sexiste (pour rester poli) sans être jamais inquiétées. Qu'il s'agisse de manipulation ou de faits d'agressions sexuelles, il a fallu attendre que des personnes témoignent - plusieurs dizaines de femme dans le cas Ellis - pour qu'une nouvelle prise de conscience opère. Comme si le secteur connaissait son propre #MeToo, avec trois ans de retards, alors que pourtant de premiers cas étaient ressortis à cette période antérieure.


Bien entendu, les maisons d'éditions n'auront que pu réagir prestement - et ce malgré des prises de décisions bien trop tardives, quand certains faits étaient pourtant connus de tous. Le plus aberrant aura certainement été le cas Scott Allie, qui avait déjà été renvoyé de son poste chez Dark Horse, alors que la maison d'édition continuait malgré tout de faire appel à ses services. La problématique sera similaire avec tous les projets qui ont pu être annulés suite aux révélations, alors que les faits se savaient a priori depuis longtemps dans le milieu. C'est à dire que sans ces témoignages, les éditeurs auraient continué de proposer des projets à ces personnes, sans qu'elles ne soient inquiétés. Si Warren Ellis doit terminer le travail enclenché sur The Batman's Grave, une histoire de deux pages pour le one-shot Legends of the Dark Knights ainsi qu'un projet Batman en compagnie de Declan Shalvey ont été annulés (le lien de cause à effet n'étant pas avéré pour ce dernier). Un autre comics au format "digital first" de Cameron Stewart a finalement été annulé. Du côté de Marvel, la maison d'édition a préféré se passer de futures collaborations avec Jason Latour

Beaucoup voudraient prendre ces "sanctions" comme des décisions judiciaires et des condamnations sans procès, mené par une vindicte populaire après les réactions qu'ont entraîné les affaires sur les réseaux sociaux. Pour autant, ni Latour, Ellis ou Stewart ne risquent de réels procès, aux conséquences bien plus lourdes et sévères sur leurs carrières que cette mise au ban d'une partie de l'industrie. Après avoir profité de leur statut et pu commettre leurs exactions au détriment d'autres personnes, il paraîtrait curieux de plaindre leur situation, sachant que ces personnes seront toujours libres de leur mouvement, libre d'écrire ou dessiner également, libre de mener leur prochain comics en crowdfunding - ou avec un éditeur moins scrupuleux. Il est clair que la perspective de perdre de bonnes bande dessinées par des personnes autrement talentueuses peut être rageante. Mais il existe aussi quantité de projets de qualité menés par des personnes qui, tout simplement, ont fait le choix (qui ne semble pas si compliqué) de bien se comporter avec leurs pairs dans l'industrie.

C'est d'ailleurs tout le fonctionnement de cette industrie qui est remis en cause après les cas Ellis et compagnie. Comme l'explique le Hollywood Reporter, c'est que le secteur a une façon particulière de fonctionner, puisque la plupart des projets et opportunités ne se font pas par le biais d'agents ou de représentants de talents, mais par des "gardiens du temple", représentés par des éditeurs à haut poste et des freelancers bien placé dans l'industrie. Ce sont par ces personnes qu'usuellement il faudra passer pour essayer de mettre un pied dans le milieu, un système basé sur des rapports de force qui, hélas, peuvent mener à ces comportements abusifs décriés.


L'autrice Kelly Sue DeConnick, qui reconnaît elle même être l'un de ces "gardiens", élabore sur cette façon de procéder propre à l'industrie : "quand quelqu'un de nouveau arrive dans le business, c'est qu'il a été amené par quelqu'un qui y travaille déjà. Il n'y a pas de porte d'entrée traditionnelle. C'est donc par le biais de ces gardiens puissants que les personnes ont pu se frayer un chemin. Un grand nombre d'entre eux sont adorables, mais il doit y avoir une autre façon de faire." L'autrice explique, par exemple, que des maisons d'édition qui emploieraient des agents en charge des créatifs permettraient de diminuer l'importance des "gardiens" - et donc de limiter les risques. A titre d'exemple, DC Comics avait mené pendant plusieurs année de suite des ateliers d'écriture/dessins pour former les prochains talents du milieu - que Scott Snyder aimerait d'ailleurs bien relancer.

Une autre solution proposée est d'aller directement s'entourer d'un avocat, notamment lorsqu'on débuterait dans le milieu, afin de protéger ses intérêts. Le milieu des comics est petit. Tout le monde se connaît, et dans le cas des affaires qui nous concernent aujourd'hui, la réalité est qu'ouvrir sa bouche est risqué. "L'industrie des comics est un petit milieu, et tu peux perdre ta carrière en prenant la parole" explique Mandolan Greene, l'une des cent personnes ayant témoigné envers les agissements de Warren Ellis. Un risque d'autant plus grand qu'on se heurtera à quelqu'un d'influent du secteur en face. D'autre part, il est expliqué que la majorité des acteurs du milieu ne font pas partie des maisons d'édition, mais en tant que freelancers, n'ont pas forcément les formations et les éléments pour lutter contre les comportements abusifs.

Dès lors, pour que les abus cessent, s'impose cette nécessité du changement. Pour que personne n'ait à subir les comportements déplacés d'autres, et pour que l'industrie soit un milieu sain pour toutes et tous. La prise de conscience semble bien réelle, en dépit d'un peu d'annonces à l'heure actuelle. D'après le rapport du Hollywood Reporter, les maisons d'éditions travailleraient à la mise en place de lignes de conduite officielles pour le secteur, Dark Horse pouvant embaucher une compagnie tierce pour gérer les plaintes pour abus - de façon à ce qu'il n'y ait pas de protection en interne des attitudes déplacées, comme l'affaire Ubisoft a pu en faire lieu dans le secteur du jeu vidéo. 

Il faudra évidemment patienter avant de voir si ces graines plantées aujourd'hui peuvent porter leurs fruits. Il est permis d'espérer. Parce que les nouveaux acteurs et actrices de l'industrie sont aujourd'hui plus sensibilités à ces questions. Que celles (majoritairement) et ceux qui n'osaient pas s'exprimer auparavant peuvent désormais le faire. Parce qu'il semble que l'industrie des comics ne veut de toute façon plus avoir affaire aux abus en son sein. Il n'est pas si difficile d'imaginer que les créatifs de la bande-dessinée américaine puissent faire vivre leur industrie dans un climat plus apaisé, quelle que soit l'image que l'on peut en avoir en se limitant aux seuls réseaux sociaux. Quant à la BD franco-belge ? Il serait aussi temps de s'y intéresser, car le silence poli qui y règne laisse, au mieux, circonspect.

Arno Kikoo
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