C'était déjà il y a un mois que se tenait l'édition 2025 du prestigieux Lake Como Comic Art Festival, que nous vous avions présenté avec l'interview de l'un de ses fondateurs, Arno Lapeyre. Nous avons eu la chance de nous y rendre (et un compte-rendu plus long est en préparation), et notamment de réaliser quelques courtes interviews, réalisables grâce aux conditions exceptionnelles de disponibilité des artistes - et le cadre plus détendu du festival. Exemple concret avec John Romita Jr. La venue du dessinateur en France (comme au dernier FIBD) est toujours exceptionnelle et source de multiples sollicitations, si bien que même demander une interview peut relever du parcours du combattant.
Au LCCAF, John Romita Jr. était assis à sa table dans un rare moment de disponibilité où ses fans n'étaient pas en train de se faire dédicacer quoique ce soit. C'est donc en toute simplicité que nous avons pu lui demander s'il avait un peu de temps pour répondre à quelques questions, dans un format d'interview court, mais qui n'en reste pas (à notre humble avis) inintéressant, d'autant plus que l'artiste a visiblement apprécié ce que nous avons fait du peu de temps qui nous était imparti. Nous avons donc le plaisir de vous retranscrire cette interview, que vous pouvez aussi écouter à l'audio via le podcast First Print.
Remerciements spéciaux à Arno Lapeyre et Steven Morger.
AK : C'est un plaisir de vous avoir avec nous John Romita Jr. ! Pour entamer cette conversation, j'aurais envie de vous demandez : vous dessiniez déjà dans les années quatre-vingt, vous dessinez encore dans les années deux mille vingt. Qu'est-ce qui vous motive encore, qu'est-ce qui vous permet de garder cette énergie, cette envie de poursuivre le travail dans les comics de super-héros ?
JR : C'est une question simple mais la réponse est un peu plus compliquée. J'adore ce que je fais. J'aime le fait d'être devenu dessinateur. Le personnage de Spider-Man, par exemple, m'est devenu extrêmement familier. J'ai l'impression de pouvoir contrôler ce que je fais avec lui. Mais c'est aussi un héros qui me tient à coeur... à cause de mon père. C'est un peu ça qui compte. Le personnage m'a toujours évoqué la présence de mon père. Je sais que je le connais suffisamment bien maintenant, à tel point que... ce n'est pas que c'est devenu "facile", mais j'ai suffisamment d'aisance avec lui pour contrôler davantage ce que je produis dessus. C'est un peu la même chose avec Daredevil. Je l'adore. D'ailleurs, je pense que je préfère dessiner Daredevil plutôt que Spider-Man. C'est ça qui me plaît. Je pense que Man Without Fear, notre comics avec Frank Miller, reste mon meilleur travail.
Ceci étant, le numéro sur lequel j'avais travaillé pour le 11 septembre [Amazing Spider-Man (1999) #36], je peux aussi dire que c'est peut-être ce dont je suis le plus fier. Compte tenu de toute la souffrance et des événements qui avaient entouré cette sortie... mais Spider-Man, c'est comme un frère pour moi. Comme un membre de ma famille. Il me fait penser à mon père, c'est pour ça qu'il est important pour moi.
AK : Est-ce que ça a été le même sentiment à chaque fois que vous avez repris le personnage ? Est-ce que c'était comme retrouver un ami à chaque fois, ou est-ce que c'était différent en fonction des scénaristes avec qui vous étiez pour chaque volume ?
JR : C'est encore une excellente question ! Les histoires, le style, c'est quelque chose qui change avec chaque nouveau scénariste. Et c'est un challenge à chaque fois, parce que tous les auteurs veulent trouver une nouvelle approche originale. C'est aussi mon cas d'ailleurs. Mais le fait d'avoir quitté Marvel et d'être revenu ensuite... moi ce que je voulais, c'était retrouver Spider-Man. Encore une fois, parce qu'on est de la même famille.
AK : Comment pensez-vous que l'industrie a évolué depuis le début de votre carrière ? Même si vous êtes restés un dessinateur vedette de votre côté, vous avez peut-être remarqué que certaines choses ont évolué depuis votre retour ?
JR : Je pense que mon style a un peu changé, déjà. Je me suis amélioré, à force de pratique et d'entraînement. Je pense que mon dessin s'est amélioré. Et du côté de l'industrie, ce qui a changé, c'est surtout que tout est question de "contenu" aujourd'hui plutôt que d'imagerie ou de dessin. Je disais ça l'autre jour : tous les comics ont l'air d'avoir été pensés comme des storyboards de cinéma aujourd'hui. On a même l'impression que c'est quelque chose qui trotte dans la tête du scénariste et du dessinateur. Je pense que le lecteur a peut-être besoin de plus de "contenu" finalement, plutôt qu'une simple pin-up en gros sur la page. A mon sens c'est une amélioration... mais ça rend le travail plus difficile parce que c'est une approche plus complexe.
AK : Ce n'est jamais quelque chose que vous avez à l'esprit ? Une scène de film que vous voudriez reproduire ?
JR : C'est toujours présent dans mon esprit au contraire. Je pense que si j'étais beaucoup plus jeune (ou simplement : plus jeune), j'aurais envie d'essayer de réaliser un film. Parce que je pense que tous les dessinateurs sont des réalisateurs, en quelque sorte. C'est ce que l'on fait tous les jours : de l'action en image par image, comme du cinéma.
AK : J'ai aussi l'impression que vous avez conservé cette approche plus traditionnelle du découpage des cases. On ne vous voit pas souvent casser les structures classiques. Est-ce simplement parce que vous êtes encore satisfaits de cette méthode ?
JR : Encore une excellente question ! La vérité, c'est que je n'ai pas envie que la forme des cases importe pour le lecteur. Je veux surtout qu'il remarque le contenu de mes cases. C'est pour ça que je ne pense pas qu'un design "agressif" sur l'emplacement des cases soit réellement si important. Ce qui compte, c'est le dessin dans les cases. Mais c'est un bon point que soulevez, merci. Excellente question.
AK : C'est le boulot haha.
JR : Mais j'apprécie que vous remarquiez ce genre de choses. Parce que c'est important pour moi : la narration, je pense, c'est la part la plus importante de chaque projet.
AK : Et vous n'êtes jamais entré en conflit avec un scénariste sur ce sujet ? Est-ce qu'on a déjà essayé de vous imposer des choses de ce point de vue, une cadence, une façon de faire qui ne vous correspondait pas ? Ou est-ce que c'est à eux de s'adapter ?
JR : Oui, c'est exact. Lorsque quelqu'un veut travailler avec moi, souvent, il va me dire : "je sais que tu sais composer une histoire. Alors, n'hésite pas à improviser, à mettre ce que tu veux, tu n'as pas besoin de te sentir limité par le script." Généralement, je préfère quand on me donne le moins d'indications possible. Qu'on me laisse dessiner, composer l'histoire comme je l'entends, et qu'ensuite, le scénariste ajoute les dialogues, en accord avec les dessins. Et aussi, je suis beaucoup plus vieux que la plupart des scénaristes avec qui je travaille. Donc j'ai davantage d'expérience dans la narration. Et ils me laissent souvent cette lattitude de pouvoir rythmer les histoires de la façon qui me plaît. Du moment que je n'enlève rien dans les qualités de l'histoire... moi, j'aime bien ajouter au contraire, pour que le rythme soit plus confortable. Et je leur en parle. Comme ça, ils peuvent ajouter du dialogue au besoin. Et je n'enlève rien, jamais. Je change des choses, mais rien qui ne risquerait d'énerver un scénariste. D'un point de vue éditorial, ça reste toujours "leur" histoire.
AK : Vous avez beaucoup d'expérience, en effet, et pourtant, vous continuez à travailler sur des séries régulières. Or, on connaît les délais, le rythme imposé sur ce genre de formats, l'énergie que ça demande. Pourquoi avez-vous fait ce choix de poursuivre sur une cadence mensuelle après toutes ces années ?
JR : Oh. Et bien, encore une fois, j'aime être dessinateur. Et c'est un peu comme ce rapport au cinéma : j'aime l'industrie qui va avec, malgré le poids du temps. Mais je ne saurais pas quoi faire d'autre. Je ne sais pas chanter, je ne sais pas danser... mais je suis fier d'être un artiste, et j'aime toujours ce travail.
AK : Laissez moi reformuler la question : vous pourriez simplement vivre en tant qu'artiste de couverture. Marvel continuerait à vous acheter des couvertures, et vous n'auriez pas la même quantité de travail. Mais vous faites le choix de continuer à dessiner sur les intérieurs.
JR : Je ne suis plus très loin de la fin de ma carrière. Ou sous cette forme. Les dates butoir... comment ça se dit ? Les délais de publication, oui, c'est devenu difficile pour moi. Et un jour je vais arrêter, oui. Au moins de dessiner en mensuel. Mais j'aime toujours dessiner. Peut-être que je ferai des projets un peu plus rares, un peu plus spéciaux ou des couvertures... vous avez discuté avec ma femme ? C'est fou, nous parlions exactement de ça. Elle me dit "fais des couvertures, fais des conventions." Mais j'aime encore l'art de la narration... Pour l'avenir, je pense aussi aux créations originales. Mais pour ce qui concerne les séries régulières... vous savez, d'ici l'année prochaine, j'aurai 70 ans. Je n'en reviens toujours pas. Ca fait cinquante ans que je suis dans cette industrie. Et peut-être qu'il est temps de tourner cette page du format mensuel et de migrer vers des projets plus occasionnels.
AK : Et en parlant de ça, on sait que l'année 2025 sera importante de votre point de vue. Vous avez un projet avec Mark Millar (ndlr : l'entrevue a été enregistrée avant l'annonce officielle du comics Psychic Sam, actuellement en cours de financement sur la plateforme Kickstarter). Qu'est-ce que vous pouvez nous dire sur ce sujet ?
JR : Travailler avec Mark est toujours un plaisir. C'est quelqu'un de très honnête par rapport à ce qu'il propose... et quelqu'un de brillant quand il écrit. Il a de superbes idées. Et un peu comme Frank Miller (même si leurs noms de famille ne s'écrivent pas pareil), ce sont des scénaristes qui me donnent très peu d'indications, mais qui attendent beaucoup de ma part. Et c'est ça que j'adore ! Mark m'a proposé cette idée et nous l'avons développée ensemble. Designs de personnages, décors... et le truc génial avec ce nouveau projet c'est que... attendez, je ne devrais peut-être pas vous parler de ça. Disons qu'il m'a laissé une grande latitude au moment de créer le personnage principal. Et sur la narration, c'est un peu la même chose. Il m'a laissé faire ce que je voulais du point de vue du design et du rythme. En fait c'est exactment comme Frank Miller. L'idée de Mark est tellement géniale que c'est déjà comme un film. Et c'est comme ça que je l'ai traitée. J'ai terminé le premier numéro, il durera 52 pages. J'aurais pu en produire 500 tant l'expérience était agréable. Il me reste encore deux numéros, donc j'ai un peu de travail. Mais les idées de Mark sont faites pour le cinéma. Ce n'est pas un artiste, évidemment, mais il a un regard exceptionnel pour les visuels.
Frank Miller est similaire. Neil Gaiman est similaire. Lorsque l'on travaille ensemble, ils peuvent tout de suite visualiser le résultat. Et lorsqu'ils attendent quelque chose de moi, ils ne me posent aucune exigence, ils se contentent de me suggérer des idées.
AK : Et il y a aussi cet autre projet avec Curt Pires chez DSTLRY. Encore une fois, est-ce que vous pouvez nous en parler ?
JR : Je ne peux pas vraiment vous en parler malheureusement ! Et j'ai encore énormément de travail qui m'attend sur ce projet en réalité. C'est une idée géniale, une histoire sur un personnage sino-américain. Mais je dois faire très attention, il ne faut pas que j'en dise trop... l'intrigue se déroule à New York encore une fois, et c'est aussi quelque chose que j'aime beaucoup. Je connais la ville, je peux représenter les décors sur un plan très réaliste, parce que New York, ça reste chez moi. C'est là que je suis né, c'est là que j'ai grandi. Et c'est un peu le point commun de mes projets du moment : des personnages basés dans une certaine réalité, et dans lesquels on insère de petits éléments de fantastique. J'aime ça !
AK : Et en parlant de ces deux projets, est-ce que ce sont les scénaristes qui vous ont approché, ou bien avez-vous envisagé vous-même de migrer vers le marché indépendant ? Comme vous l'avez dit vous même, vous n'êtes plus très loin de la retraite. Comment est-ce que l'on choisit ces projets dans ce genre de période temporelle ?
JR : Haha. C'est surtout que la quantité de choses que je peux faire en une année est forcément limitée. Et c'est pour ça qu'il faudra bien que j'arrête Amazing Spider-Man au bout d'un moment. Probablement dans un an. Parce que j'apprécie ces projets plus originaux, et qui ont aussi une chance d'être adaptés pour le cinéma. C'est probablement la première fois que j'en parle à quelqu'un mais : le fait de voir l'un de mes projets développés pour le cinéma, c'est ça qui m'intéresse actuellement, parce que j'ai envie de faire partie de ce processus. Alors que pour Spider-Man... je pense en avoir fait suffisamment. Donc d'ici un an, un an et demi... et encore, je pourrai toujours faire un projet occasionnel par ci par là.
AK : C'était ma dernière question : en dehors de la série régulière, peut-être que vous auriez envie de faire... enfin, pas un Spider-Man en creator-owned évidemment mais...
JR : Je vois ce que vous voulez dire. Mais ça ne fonctionnerait pas malheureusement, parce que Marvel ne m'autoriserait jamais un Spider-Man en creator-owned. En revanche, peut-être qu'ils accepteraient de publier l'une de mes créations originales (en creator-owned). Ce serait sans doute difficile mais... quand je parle de projets spéciaux, je pense plutôt à de petites histoires de trois numéros. Une par an, par exemple. Ca dépend de ce qu'ils seraient prêts à accepter. Le fait est que les créations originales font partie des choses qui m'importent particulièrement en ce moment, et c'est donc vers là que j'ai envie de me diriger.
AK : Et s'ils vous laissent carte blanche ? S'ils vous laissent choisir le personnage que vous voulez, qu'ils vous laissent écrire l'histoire, sans délais particuliers, comme une sorte de dernier baroud d'honneur de la part de John Romita Jr. chez Marvel, c'est quelque chose qui vous intéresserait ?
JR (qui réfléchit) : Oui. Ca m'intéresserait. Et pour ce qui concerne le choix du personnage... ce serait un héros que j'ai déjà pratiqué ou un autre que je n'ai pas encore eu entre les mains ?
AK : Comme vous voulez.
JR : Alors j'aimerais faire une dernière histoire de Daredevil avec Frank Miller. J'aimerais vraiment. Et sinon, j'aimerais aussi travailler sur le Silver Surfer pour utiliser une idée que j'ai en tête depuis longtemps. Mais je ne sais pas avec qui je pourrais faire ça. Neil Gaiman [ndlr : on sait pas s'il est au courant...], Frank Miller ou Mark Millar. Parce que j'ai cette idée pour le Silver Surfer (et je pense que c'est l'un des meilleurs personnages de toute l'histoire des comics). Et réponse alternative : retrouver Reginald Hudlin pour du Black Panther. [ndlr : excellente idée] Parce que j'ai adoré travailler avec lui sur ce personnage, l'expérience était formidable. Donc voilà. Et ce ne serait pas forcément "un dernier baroud d'honneur". Mais plutôt, encore une fois, un nouveau projet spécial avec Marvel.
AK : Merci beaucoup pour vos réponses John !
JR : Excellentes questions ! Excellentes questions ! Formidable.