Sur le papier (ou en vidéo), la série Mutafukaz démarre avec le court-métrage Operation Blackhead, au début des années 2000. Il s'agit déjà à ce moment là de suivre l'aventure d'une paire de galériens dans un appartement sombre et peuplé de cafards domestiques, sur fond d'obscures références au cinéma bis avec ses affreux nazis et ses complots de la seconde moitié du XXème siècle aux Etats-Unis. Attendu que les puristes n'ont pas droit de cité en ces murs, mettons plutôt que l'histoire de Mutafukaz démarrera tout de même un peu plus tard.
Plus exactement en 2006, avec la parution du premier volume chez Ankama Editions, point de départ symbolique d'une secousse de grosse magnitude dans le paysage de la bande-dessinée francophone avec la formation (suivie) du Label 619, piloté par Run et son jeune gars à grosse tête ronde en guise de figure de proue. Mutafukaz fête donc ses quinze ans cette année, et, en accord avec l'esprit fou de cette curieuse intersection d'imaginaires séquentiels, la série s'autorise un petit ravalement de façade à travers le temps. Accompagné par Simon Hutt aux dessins, l'auteur applique la méthode "multivers", façon Gotham by Gaslight, en réinventant le premier arc des aventures de Lino et Vinz au temps des cowboys, avec les adaptations de rigueur pour coller à ce nouveau contexte historique. Parution chapitrée, en suivant la méthode de feuilletons en singles de ces dernières années pour les séries 619.
Plus d'appart' crasseux, plus de mobylette, plus de pizza, plus de gangs des banlieues de Los Angeles, et plus de Dark Meat City. Les bouquins remplacent la télévision pour distiller d'autres références pop culturelles, et les petits boulots s'échangent contre une tentative tardive de ruée vers l'or. Vinz et Lino écument la région de Rios Rosas, en Californie, à la recherche du précieux métal susceptible de les sortir de leur quotidien de galériens. Là-dessus, le scénario devient vite un vaste jeu de piste comparatif, avec des scènes calquées sur l'original et d'autres détournées pour rentrer dans le moule de l'iconographie de western : Lino va encore tourner de l'oeil en apercevant une belle jeune fille au coin de la rue, sera heurté par un véhicule qui éveillera ses fameuses visions, les hommes en noir deviennent des chasseurs de prime, et les fusillades urbaines deviennent des duels au soleil.
L'envie de Mutafukaz 1886 part d'une trouvaille hasardeuse : l'imagerie des cowboys, supportée par une production de long-métrages plus rare aujourd'hui, s'est retrouvée entre les mains de tout un tas de gens après le succès de la série Red Dead Redemption de Rockstar Games. A force de parties en ligne, Run et Hutt en seraient venus à se demander à quoi aurait pu ressembler la série Mutafukaz transposée dans cette autre version des Etats-Unis, dans un contexte de société plus rudimentaire et au moment de la consolidation de certaines iconographies propres au mythe local de l'Ouest Américain. Une idée toute bête, mais qui va dans le sens de toute la bibliographie de Run, grand amateur de cinéma de genre et des sous-cultures populaires aux personnages hauts en couleur. A l'image des lutteurs de la Lucha, les cowboys convoquent une imagerie précise, une mise en scène grandiloquente et un certain contexte social.
La série Mutafukaz s'était déjà amusée à fouiller les quartiers pauvres ou cosmopolites de sa Los Angeles parodique, avec les gangs à foulards rouges et les gangs à foulards bleus, les yakuzas et l'implantation des migrants d'Amérique Latine dans les structures blanches des Etats-Unis. De la même façon, 1886 permet de décaler cette satire de l'Amérique en revenant aux origines. Avec sa grosse tête sombre, Lino passe pour un homme noir dans un monde d'hommes blancs, quelques décennies après l'abolition de l'esclavage. Les vendeurs du coin écoulent l'équivalent "Pemberton" du Coca-Cola, chargé ras-la-gueule de narcotiques (historiquement, la boisson apparaît effectivement en 1886 à Atlanta, c'est fort), les jeunes aventuriers de l'Ouest pensent que le tabac est bon pour la santé, les chercheurs d'or se font régulièrement dépouiller, et la prostitution n'a alors rien d'illicite.
D'une manière générale, les recherches menées pour arriver à ce premier numéro se ressentent, dans le contexte général, la construction des paysages ou l'ambiance de Rios Rosas, avec ses slogans et ses fausses publicités. Comme d'hab' avec les productions 619, on retrouvera quelques bonus sympatoches ici ou là, avec notamment une anecdote sur le roman Moby Dick ou les "Cabinet Card" empaquetées dans l'édition collector, en hommage à ces portraits en pied typiques de cette période des Etats-Unis. Hutt s'approprie les personnages de Run avec talent, le petit Lino à mèche est immédiatement sympathique, les pages de duels sont travaillées, les ambiances de couleurs flirtent avec des plages de violet qui chargent le numéro d'une esthétique plus "grindhouse" que le diktat de jaune orangé des westerns traditionnels.
En comparaison du premier volume de Mutafukaz, une approche un peu différente, mise à jour sur le plan de la colorimétrie par rapport aux nuances originales de bleu gris. Surtout, la perspective de redécouvrir les deux loustics au présent pour ceux qui n'avaient pas suivi la série au moment de sa première parution (avec un âne en bonus). Si Lino et Vinz sont toujours aussi agréables à suivre, 1886 digère mieux la direction d'ensemble en allant un peu plus vite. Les visions apparaissent très tôt, les hommes en noir aussi. Hutt opte pour une approche vaguement différente de Run pour donner des référents plus pulps à cette horreur tentaculaire en accord avec l'environnement poussiéreux en présence, moins "complot alien", plus H.P. Lovecraft.
Du côté des défauts, on pourra reprocher à Mutafukaz 1886 de manquer de folie en comparaison de la série originale. Là où Run s'amusait à casser la narration, à coups de séquences en noir et blanc, d'apparitions fugaces de Rod Serling ou en utilisant des rêveries en "flat design", le remake western s'assume comme une lecture plus conventionnelle, moins punk et plus quadrillée, un aggloméré un peu plus sage de Mutafukaz avec une ligne de fuite mieux définie, qui tire les enseignements des premiers volumes pour faire rentrer son intrigue dans ce nouveau format de parution. Au-delà du comparatif formel, le plaisir de retrouver les deux bouilles rondes de Dark Meat City ou Rios Rosas l'emporte tout de même, dans cette version alternative qui pose de nouvelles règles et un cadre inédit superposé aux belles planches de Hutt. En résumé, vivement la suite.
Ce premier numéro de Mutafukaz 1886 tient ses promesses. Remake de l'original décalé dans un autre imaginaire, le projet confie les rênes de Rios Rosas à Simon Hutt pour un ensemble très convaincant : les héros n'ont pas pris une ride, les gags sont toujours aussi efficaces et le mystère des visions se pare d'une allure plus grinçante dans ce nouvel environnement. Avec le travail de documentation et de référence habituel des séries du Label 619, la série s'annonce comme une chouette occasion de redécouvrir l'aventure de Vinz et Lino dans un autre genre de satire sociale, en revenant aux racines des mythes américains, avec plus de winchesters et moins de stands de tacos. Reste maintenant à attendre la série complète, pour tenir compagnie aux contemporains de Dark Meat City sur les étagères (en n'oubliant pas le prochain arc, l'année s'annonce chargée).