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Dans l'Oeil du Psy : Heroes in Crisis, des sauveurs sous les masques

Dans l'Oeil du Psy : Heroes in Crisis, des sauveurs sous les masques

chronique

"Dans l'Oeil du Psy" est une rubrique qui propose d'éclairer l'univers de la culture comics et geek par le prisme de la psychanalyse. Pour y apporter un regard différent et inédit sur ce que nous croyons connaître déjà , mais qu'il s'agit parfois de regarder.. à deux fois!

Disclaimer : cette chronique a été rédigée en intégralité par Alex Hivence
Psychanalyste dans la vraie vie, il analyse sous son identité secrète la psyché et la personnalité des héros de la culture comics, manga, et geek.


Nous n'avons peut-être jamais autant parlé de héros du quotidien en France! A l'heure de la pandémie mondiale de Covid-19, ce mot, "héros", s'associe à l'acte héroïque mais aussi à la vulnérabilité, au risque encouru derrière l'uniforme et le masque. L'actualité croise parfois étrangement le monde des comics. Avec l'histoire d'Heroes In Crisis, nous allons tenter d'éclairer en quoi les héros dans ce récit nous permettent de comprendre les difficultés psychologiques  présentes et à venir des soignants, confrontés à la crise actuelle du Coronavirus.

Heroes In Crisis est un titre DC paru en novembre 2019 pour la VF chez Urban Comics. Ce comicbook est une histoire complète courte, qui aborde une thématique particulière : le stress post-traumatique mais aussi l'épuisement chez les héros. Au scénario, le prolifique Tom King et aux dessins Clay Mann,  et u peu de Lee Weeks et Mitch Gerads, aussi.


L'histoire 

Au cours de leurs nombreuses missions, les héros côtoient régulièrement la mort de très près, que ce soit celles des personnes qu'ils tentent de secourir, celles de leurs collègues ou la leur dans des situations traumatisantes. Ces héros, tout invulnérables qu'ils puissent apparaître aux yeux du public, n'en ont pas moins leurs failles, mises à jour par ces moments où la mort les frôle, où leur psychisme ne supporte plus cette tension, où leur esprit cède face à des moments traumatiques. Un lieu de soin a été inventé spécifiquement : le Sanctuaire ; celui-ci a été créé dans le but de leur offrir un espace de repos, un havre pour se remettre de leurs blessures, en étant assisté par un psy virtuel qui les amène à retracer ces évènements traumatiques pour en guérir.

Seulement voilà, un drame survient, ce Sanctuaire est attaqué. Les résidents du Sanctuaire sont tués violemment et brutalement, à l'exception de deux héros, Booster Gold et Harley Quinn. Il se retrouvent, pour les héros menant l'enquête, Batman, Superman, Wonder Woman et Flash, les principaux suspects. C'est sous forme d'enquête policière que nous allons ainsi découvrir les secrets de ce Sanctuaire et des héros ayant résidé dans ce lieu, leurs blessures et leurs secrets, leurs failles et leurs traumatismes cachés.


Héros en détresse

Relu à la lumière de ce que traverse le pays et notamment ses soignants, que d'aucuns nomment d'ailleurs héros, cette histoire illustre l'idée selon laquelle tout héros, quand bien même le qualifie-t-on de "super", présente des zones vulnérables. Le sentiment de toute-puissance qui peut apparaître aux yeux de tout un chacun à l'égard de celui qui sauve ne s'accompagne cependant pas d'une invulnérabilité réelle. C'est ce que rappelle Heroe In Crisis :chaque héros du moment peut être rappelé à ses failles à l'occasion d'un évènement traumatisant ou d'une situation traumatique d'expérience de mort imminente. Chaque héros possède sa limite propre, son point de rupture. Nous voyons à l'instar de nos héros que chaque sauveur qui se lance est inégal face aux situations, aux événements, mais que ce qui demeure commun est le point de rupture qui les concerne tous, y compris pour Superman.

Si celui-ci dans l'histoire ne mentionne pas d'évènement traumatisant en soi, on suit en quelques cases sa problématique identitaire quant à savoir si Superman est son Moi Idéal ou si Clark Kent est un Moi dont l'idéal serait Superman. Batman quant à lui évoque les liens créés pour se reconstruire une famille, et les pertes qu'il a traversées à cette occasion. Wonder Woman relate un cauchemar d'enfant qui l'amène à aller chercher sa mère elle-même en situation de blessure mortelle, l'amenant à choisir de garder sa détresse à l'intérieur en se souvenant que d'autres souffrent davantage qu'elle. 

Ainsi, chacun montre comment il articule le fait de sauver autrui et de se sauver soi-même. Les deux sont toujours liés, personne ne se retrouve à un place de sauveur, de soignant, par hasard. C'est une place où celui qui soigne associe ce qu'il a eu besoin de prendre soin en lui, et transforme cela en capacité à prendre soin de l'autre. C'est un processus qui s'appuie sur une métabolisation psychique, une sublimation de ses failles en acte soignant. Les vignettes de Superman, Batman et Wonder Woman en sont une illustration, et c'est ainsi pour ceux et celles qui se sont à un moment décidés à soigner, à prendre soin d'autrui. Avec la force et les failles que cela suppose.


Traumatisme, mort et répétition

Nous le voyons dans Heroes In Crisis, les situations où les héros croisent la mort dans une irruption soudaine et brutale comportent une portée traumatique. Et que cela soit en étant concerné personnellement ou en assistant à une mort brutale. C'est le cas notamment avec le personnage de Lagoon Boy qui revit sans cesse le moment où un rayon laser le transperce, où lorsque Booster Gold parle de la tâche de sang qu'il voit toujours sur ses lunettes, alors qu'elle est effacée ; elle avait été projetée alors qu'il assistait sous ses yeux à la mort de Batman (une version d'un monde alternatif). Croiser une situation de mort en tant que celle-ci fait une irruption brutale dans la réalité et laisse des traces. Cette rencontre avec la mort est typique des héros, et Heroes In Crisis nous montre que les super-héros ne font pas exception, les ramenant à leur dimension d'être humain (ou presque) derrière leur masques. 

Ce qui fait traumatisme, c'est la mort. Or, tout le monde sait qu'elle existe. Pourtant, son irruption soudaine agit comme une effraction, qui surgit alors que l'on ne l'attendait pas. La différence entre une situation de deuil et celle d'une mort traumatique, c'est une différence qui s'apparente à celle entre un déménagement et un cambriolage. Quand bien même toute mort est traumatisante, la mort qui surgit brutalement avant d'avoir pu la penser revêt un caractère qui traverse toute armure, tout super pouvoir, toute invulnérabilité supposée. Cette dimension de la mort, refoulée  la plupart du temps, ou acceptée lorsque le psychisme a le temps de l'intégrer dans un processus temporel, génère un traumatisme lorsqu'elle surgit sans que l'on y soit préparé. Ou lorsque les situations s'enchaînent alors que le psychisme n'a pas pu intégrer ce deuil en suivant le temps interne nécessaire à chaque deuil. Ce qui fait traumatisme alors c'est la réalité prise en plein visage alors que l'esprit regardait ailleurs. Un peu comme quelqu'un qui retire votre chaise par surprise alors que vous vous asseyez. La réalité se dérobe sous vos pieds et c'est le réel brut que vous vous prenez. La chute est rude, diversement selon votre souplesse, ou ce à quoi vous vous raccrochez, mais il y a quoi qu'il en soit une chute. A ce moment, même un super-héros ne peut l'éviter. C'est ce que Heroes In Crisis illustre. Que chacun lors d'évènement a rencontré sa vulnérabilité, sa ligne de faille.

Les planches en gaufrier à 9 cases illustrent ce qui fait traumatisme pour chaque héros qui apparaît. Il est ainsi montré que ce qui se révèle au moment d'un traumatisme est à la fois une chose nouvelle, inhabituelle, la mort et l'angoisse qu'elle fait surgir, mais qu'aussi cela ramène aux traumatismes passés. Batman relate les morts des membres de sa Bat-family avec l'écho que l'on connaît de la perte originelle de ses parents, Superman s'interroge sur son identité, lui qui est un enfant adopté, et Wonder Woman tente de tenir en ne comptant que sur elle-même elle qui a été auto-engendrée. Chaque héros, à la lumière de son traumatisme, voit ainsi révélé sa ligne de faille derrière son armure, cette ligne qui forme à la fois sa vulnérabilité mais aussi ce qui l'a conduit à être un héros. Ce sont les deux côtés d'une même pièce. Heroes In Crisis nous rappelle le côté pile, là où le côté face laisse apparaître le masque, l'uniforme et ses vertus de toute-puissance imaginaire.


Course contre la montre

Dans Heroes In Crisis, l'enquête est une course contre la montre. Le temps est un élément important, déterminant de l'histoire. A l'instar de la course contre le temps qui s'empare des équipes soignantes actuellement, la temporalité au centre de Heroes In Crisis est aussi au centre de tout élément traumatique. Comme nous le disions, ce qui fait traumatisme est le fait que le temps psychique a été pris de vitesse par le temps du réel, comme un élément de la Force Véloce, cette force dans laquelle puise Flash, qui remonterait le temps pour entrechoquer les éléments. Que Heroes In Crisis soit construit comme une histoire en flashbacks correspond d'ailleurs bien à la façon dont fonctionne un vécu traumatique. Il y a l'impact traumatique, et ensuite la personne tente de s'en remettre, de reconstituer les évènements comme on le ferait d'un puzzle aux pièces dispersées. 

Les capacités de compréhension, d'anticipation, d'intégration, d'élaboration psychique ont été prises de court. Le traumatisme, c'est un bolide qui vous téléscope et pulvérise tout en une fraction de seconde. Face à un évènement  traumatique, la personne va devoir "débriefer", seule ou avec son équipe, comprendre ce qu'il s'est passé en reconstituant les pièces du puzzle qui ont amené à cette situation. Dans Heroes In Crisis, ce débriefing est proposé par cette salle interactive où un ordinateur intelligent va servir de thérapeute. Et comment procède-t-il? Il demande à la personne victime de stress post-traumatique de choisir une personne et un environnement afin de remettre en histoire les évènements. Car ce qui forme un traumatisme pourrait se résumer ainsi : c'est ce qui ne permet plus de s'inscrire dans une histoire, c'est un corps étranger dans un récit, un bug dans la ligne de code qu'il s'agit de réintégrer à travers un élément humain fondamental pour continuer à penser et se penser, et ici se panser : la narration. 

Raconter à nouveau l'évènement pour lui donner du sens permet de le digérer, de l'intégrer psychiquement, à son récit de vie. D'en faire un élément dans sa frise chronologique et émotionnelle personnelle. C'est ainsi que le stress post-traumatique, tant qu'il n'est pas traité, se manifeste par une boucle temporelle. A l'instar de Lagoon Boy qui revit sans cesse ce laser qui le transperce, comptant les 337 répétitions, en concluant lorsque l'ordinateur fait le décompte du nombre de fois où la salle de simulation lui a lancé le laser pour revivre ce moment traumatique "ça fait peut-être 337 fois, mais pour moi c'est toujours". La personne traumatisée vit désormais dans un temps gelé, figé. Il s'agit alors de raccorder cet évènement, de le retricoter avec les autres éléments de vie. De soigner ce qui est resté paralysé.


Remonter le temps

Dans Heroes In Crisis, il est intéressant de noter que deux des protagonistes principaux, voire les deux essentiels, sont des personnages qui ont un rapport au temps particulier. Booster Gold vient du futur et peut voyager dans le temps, et Flash, Wally West, peut en utilisant la Force Véloce qui lui permet de se déplacer hyper rapidement se déplacer aussi dans le temps. La temporalité comme nous l'avons vu représente un élément déterminant du traumatisme, tant dans ce qui le provoque, que dans ce qui le soigne. Si le traumatisme est ce bolide qui prend de court la psychée humaine, même héroïque, même super-héroïque, sa résolution tient dans le fait de réaligner les éléments dans le courant temporel ordinaire, comme le fera Booster Gold. Tandis que Wally West, tentera de réparer son vécu traumatique en remontant le temps. 

C'est ce que font les personnes en situation de stress post-traumatique quand ils tentent de refaire l'histoire en remontant de façon imaginaire le temps en se disant "Et si..", recréant la réalité pour tenter d'alléger le sentiment de culpabilité inhérent au traumatisme. Le héros est celui, et les vignettes des différents personnages l'illustrent dans Heroes In Crisis, qui trouve normal de sauver des vies et culpabilise de ne pas en sauver davantage. Parfois il résiste à parler de lui, comme Harley Quinn qui ne veut pas de ce truc psy, affichant ses mécanismes défensifs, parfois il tente une introspection sur fond d'auto-dévalorisation, comme Booster Gold, parfois les cicatrices sont ce qui le renforcent mais lui rappellent sa vulnérabilité qui se transforme en empathie, comme Batgirl. Toutes les singularités s'expriment avec leurs diversités et leurs richesses, mais tous et toutes ont en commun à la fois ce souci de prendre soin, de sauver des vies, tout en mettant leur vulnérabilité toute humaine de côté un instant, pour agir. Ce qui n'empêche pas qu'elle continue d'exister lorsque l'uniforme et le masque sont mis de côté. Ils méritent alors la reconnaissance et un havre de paix, et que l'on prenne soin d'eux à leur tour.


Ainsi, comme dans Heroes In Crisis où le héros invulnérable est déconstruit pour laisser apparaître des individus aux failles tangibles, ce qui les rend d'autant plus courageux que s'ils étaient réellement invulnérables, les soignants d'aujourd'hui se comportent héroïquement, ou disons pour éviter ce mot qui laisserait penser qu'ils peuvent se passer de soutien, courageusement. Ce qui n'en fait pas des héros en soi, mais des personnes dont l'exemplarité inspire, et qu'il s'agira de continuer après la crise, de soutenir.

Des héros en crise aux soignants en détresse, nous voyons qu'il n'y a qu'un pas. Que la fiction de nos comics éclaire la réalité sous un jour inattendu. Et que la réalité donne parfois des leçons à la fiction. Et que des femmes et des hommes inspirent l'humanité. Merci à eux. Il y aura un moment pour prendre à notre tour soin d'eux.

Arno Kikoo
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