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La preuve par les chiffres : We Got This Covered, l'usine à fake news de la pop culture [The Pulse]

La preuve par les chiffres : We Got This Covered, l'usine à fake news de la pop culture [The Pulse]

chronique

Rumeurs, nouvelles à confirmer, désinformation. La pop culture n'a jamais touché autant de monde à l'heure de la domination des réseaux sociaux, la moindre actualité concernant un film de super-héros pouvant draîner en un rien de temps l'attention de millions de gens. Plusieurs médias bien installés dans les sphères hollywoodiennes se font les premiers échos des mouvements de grands studios, quand ceux-ci ne passent pas par eux pour les communiqués officiels. Les dernières années ont également vu pulluler d'autres informateurs, nichés sur des sites et autres blogs plus ou moins professionnels, quand il ne s'agit pas simplement de "scoopers" autoproclamés, qui seraient, vrai ou faux, en contact avec des sources bien placées dans les couloirs des studios, et pourraient donc amener avec eux quelques exclusivités ou informations particulièrement juteuses pour un monde friand d'actualité.

Un problème se pose pourtant : dans le grand chaos d'internet, la course aux vues et à l'attention d'un maximum de personnes, sur des personnes qui n'ont plus assez de temps d'attention pour savoir à qui correctement la donner, plusieurs médias pourtant assez facilement identifiables continuent, inlassablement, de propager sans scrupules rumeurs, voire fake news, sans être inquiétés des dommages qu'ils font, des contre-vérités qu'ils propagent, des incompréhensions qu'ils entretiennent. Ces sites non fiables, nous les avons identifiés (et vous aussi, sans doute), et on vous les mentionnait dans l'un des podcasts The Pulse dédié à la pratique du clickbait : parmi les plus actifs, on compte notamment We Got This Covered, Geeks WorldWide ou CosmicBookNews.


Capture d'écran de la page d'accueil de We Got This Covered au 7 janvier 2020. Un film Martian Manhunter ? Superman dans Shazam 2 ? Ha bon.

Beaucoup de commentateurs prennent le temps de rappeler que ces sites ne sont pas fiables et que les relayer ne rend pas service à une actualité dans une pop culture saine. Votre rédacteur ici présent s'est intéressé depuis un certain temps à un projet assez simple : comptabiliser tous les articles "news" faits par l'un de ces sites, et chiffrer le pourcentage de ceux qui se sont révéler authentiques dans leur contenu. Problème : par manque de temps évident devant l'ampleur de la tâche, puisqu'un site comme We Got This Covered (WGTC), qui sera le sujet de l'édito, en produit parfois plusieurs par jour, la chose demanderait plusieurs semaines pour une simple vérification pièces par pièces. Fort heureusement, un internaute bénévole du nom de Pierre Chanliau, éditeur sur le site MCUExchange et modérateur sur Reddit, a pris le temps de compiler l'ensemble des "scoops" publiés sur l'année passée - permettant aux chiffres, et donc aux faits, de parler enfin. 

La méthodologie est la suivante : sur une année, l'internaute a listé toutes les news exclusives publiées par WTGC et qui concernent Marvel Studios. Une façon de cibler le panel d'articles recensés, via un prisme fiable (l'entreprise captant un colossal intérêt public), même si l'on aura bien compris que la rédaction ne se limite aucunement à ce seul studio. L'actualité DC Comics (Warner Bros et consorts) fait également partie de leurs centres d'intérêt, et leur sert également à produire quantité d'articles divers. Ceux-ci, recensés, ont été compilés dans un vaste tableau (407 entrées au total), entièrement consultable à ce lien. Plusieurs informations sont données pour chacun d'entre eux : outre le titre de l'article et le lien, son auteur/autrice, la date de publication, et l'exactitude est ensuite répartie en quatre catégories : "vrai", "faux", "non-confirmé" et "connaissance publique". Cette dernière catégorie répertorie les faits qui étaient déjà connus et/ou relayés avant la publication de la news concernée.


Chanliau a ensuite simplement représenté sous forme de diagramme le pourcentage d'exactitude des 407 news en fonction des quatre catégories nommées juste avant. Le graphique et les chiffres sont sans appel : sur le total, seuls 1,2% des articles se sont révélés exacts. A côté, on dénombre un pourcentage équivalent de fausses informations ou qui constituent une information déjà connue, quand la grande majorité (85%) repose simplement sur une série de faits invérifiables - une donnée aussi importante qu'éloquente, fruit d'une réflexion développée par Chanliau, et que nous allons poursuivre.

Qu'entend-on par cette catégorie de news non confirmées ? Simplement qu'à l'heure de rédaction de cet article, et au moment de faire les comptes, les faits rapportés ne peuvent être confirmés ni infirmés, parce que la donnée matérielle n'existe pas. Deux types de news sont les plus concernées : d'une part, l'implication d'un acteur ou d'une actrice sur un projet, d'autre part la mise en développement ou la présence de tel ou tel personnage de fiction pour un film et/ou une série. L'un dans l'autre, tout est à l'avantage du site de publier la chose, et de profiter du bénéfice du doute que l'on pourrait accorder à un média fiable - de fait, invoquer une "source anonyme" n'est pas l'apanage des médias choisissant de s'intéresser à la culture pop ou aux dérivés d'Hollywood. La pratique remonte en fait à bien plus haut, avec l'invention de la Yellow Press aux Etats-Unis, et aura permis de justifier ou d'inventer n'importe quel fait, sans entacher la crédibilité d'un journal (qui ne fait que se fier à son informateur) ni de se risquer à un procès en diffamation dans le cas des rédactions à scandales.

Concernant l'implication d'un acteur ou d'une actrice, étant donné que les concerné(e)s, à moins de démentir publiquement, préfèrent rester silencieux en interview (voire à nier les faits, souvenez vous de Jason Momoa ou de Joaquin Phoenix), le pari est gagnant-gagnant : si l'acteur/actrice ne participe pas au projet, aucun problème : le média peut simplement arguer que les discussions n'ont pas abouti, ou que les postes de décisions qui considéraient l'embauche ont changé d'avis entre temps. Si le cast est confirmé : superbe, nos sources étaient donc exactes. Il en va de même avec les projets en développement : il est aisé de rédiger un article à ce sujet, étant donné que les studios peuvent à maintes reprises abandonner des projets en cours de route (l'exemple des films en développement de la 20th Century Fox avant le rachat par Disney était particulièrement flagrant), et que si une oeuvre ne voit finalement pas le jour des années après son "annonce", c'est simplement que Marvel Studios ou autre a changé de fusil d'épaule entre temps.

Une autre donnée entre alors en jeu : celle du temps qui passe entre la publication d'une news et la possibilité de voir le fait qu'elle relate confirmé ou infirmé. Les échelles de développement se chiffrant en mois, voire en années (regardez comme le film Gambit a pu traîner avant d'être proprement annulé), la vérification peut être très longue. A l'échelle d'internet et de son impératif d'immédiateté, quelques mois représentent une éternité, et l'attention des internautes s'est déjà alors évaporée pour aller se fixer sur une autre rumeur du moment. Ainsi, à part si l'on rappelle constamment que WGTC produit une majorité de contenus invérifiables, la mémoire collective à durée limitée fait qu'on oublie déjà la chose - ce que le site sait parfaitement, et utilise à son escient.

De fait, la politique des studios est claire à ce sujet : à Hollywood, il n'est pas d'usage d'annoncer ouvertement ni officiellement l'abandon de projets en développement, en raison de ce temps de gestation fluctuant. Les acteurs de l'industrie auront inventé "enfer de développement" pour évoquer ces chantiers passés de mains en mains, parfois pendant plus de dix ans, sans que ne soit jamais prononcé d'heure de décès officiel. Une culture du secret qui arrange les scoopers, attendu que personne, à l'étage des preneurs de décision, ne viendra jamais leur donner tort. Dans le cas des adaptations, lorsque les oeuvres ne voient pas le jour, on en entend parler des années plus tard et directement de la bouche des auteurs - et là-encore, presque exclusivement pour les comics indépendants, le cas des franchises étant encore bien plus opaque - lorsque tout le monde a oublié quel média avait au départ mis le feu aux poudres.

Ainsi, qu'importe l'exactitude de l'information, puisque l'on peut feindre l'innocence et jouer sur le silence des studios pour véhiculer tout et n'importe quoi. Il suffira d'un minimum d'imagination et de dégainer toutes les rumeurs possibles en suivant les événements et les tendances du moment pour espérer qu'un seul article s'avère vrai. On pourra dès lors s'acheter ainsi une fiabilité relative, suivant une réflexion du genre "s'ils ont eu raison ces quelques fois, on peut se permettre de relayer tout ce qu'ils racontent". C'est en tout cas l'argumentaire utilisé par de nombreux sites américains (tels que ComicBook, Newsarama, ComicBookMovies ou CBR). Parfois, en tirant dans tous les sens ou en alignant quelques données logiques - il paraît par exemple assez logique d'imaginer que Marvel Studios proposera un jour un film Young Avengers, attendu que l'entreprise convoque depuis peu une nouvelle "génération" de héros, et l'on a pu trouver quantité d'articles invérifiables allant dans ce sens - une news va viser juste et densifier cette crédibilité d'emprunt qui leur servira de bouclier contre les critiques.

Pourquoi WGTC et leurs semblables agissent-ils ainsi ? Sans donner dans le procès d'intention, on n'ose imaginer que l'équipe rédactionnelle soit réellement en contact avec tant d'informateurs - visiblement très mal renseignés - ou qu'eux-mêmes ne se rendent pas compte des dommages qu'ils causent en répandant leurs articles. La raison est assez simple, et s'explique par les choix de modèles économiques de leurs sites, dont la page d'accueil regorge de formats publicitaires. Des publicités qui doivent très certainement se rentabiliser en CPM ("coût par mille vues"), qui incite à faire un énorme volume de pages cliquées pour atteindre une rentrée financière suffisante (a priori, à payer les rédacteurs, mais nous ne savons rien de leurs besoins financiers ou de leurs réelles dépenses). Il faut donc jouer un maximum sur la surprise, la nouveauté, faire du sensationnalisme, et comme il est plus que facile de jouer sur l'incertitude : la fin justifiera les moyens.

L'effet est délétère à plusieurs niveaux. L'actualité de la pop culture est déjà largement assez fournie et bruyante tel quelle que parmi le bruit ambiant soient rapportées quantité de news désinformatives, qui s'appuient en partie sur le titillage des fandoms envers leurs envies et/ou leurs craintes. Un jeu sur l'affect qui a pour autre dommage de participer à une tendance générale vers le simple abrutissement, ou, mettons, la confusion qui demandera alors aux médias sérieux et aux personnes/studios concernés de passer bien trop de temps à corriger des fausses vérités. On peut vous le dire déjà à notre niveau : c'est un travail supplémentaire on ne peut plus fatiguant, et qui ne profite à personne, si ce n'est aux propagateurs initiaux, qui auront eu leurs vues - c'est tout ce qui compte. 

Bien sûr que le jeu des rumeurs ou des discussions à confirmer fait partie de ce qui fait le sel de l'actualité. A cet égard, des Variety, Deadline ou The Hollywood Reporter ont largement de quoi contribuer (et le risque d'erreur est aussi présent, en témoigne le quiproquo sur la suite potentielle de Joker) à cette émulsion générale, qui participe à cette culture de l'info autour du divertissement de masse. Ce n'est pas pour autant que cette culture, aussi populaire soit-elle, doit devenir un grand n'importe quoi où il n'est plus possible de distinguer le vrai du faux. En tirant de grands parallèles, on pourrait même prêter à WGTC des intentions bien plus mauvaises, visant à simplement occuper, par le bruit, l'attention des internautes de façon répétée - sans recul, d'autres pourront largement profiter d'esprits moins concentrés, plus faciles à capter. De fait, l'attention captée par ces organes de presse racoleurs a aussi tendance à niveler par le bas le ressenti de l'actualité super-héros au global, rangé aux mêmes pratiques que la presse à scandale, les revues de célébrités ou l'accélérationnisme du scoop lasse, donnant le sentiment d'une forme d'art purement pensée pour le divertissement, la consommation de données à rythme effréné et l'effet d'annonce choc.

La solution la plus évidente, et évidemment la plus difficile à appliquer, sera de ne pas prêter attention à WGTC, et de ne surtout pas relayer leurs articles, même pour expliquer : tout partage reste gagnant pour ces médias, il  n'y a pas de mauvaise publicité, attendu que le clic et la page vue restent des facteurs neutres qui se passent de tout critère qualitatif. Les algorithmes des réseaux sociaux iront en tous les cas en leur faveur. S'ajoute à cela le fait que, même en choisissant de boycotter la source d'origine, ces informations, reprises par des influençeurs ou sites moins au fait de ces pratiques, atterrissent parfois sous les yeux du public par rebond. Alors, tacitement, la pratique de vérification de l'origine de l'information doit se transformer en réflexe, de la même façon qu'on le ferait pour une actualité d'un autre registre, d'un autre champ journalistique.

Chanliau se montre intelligent à cet égard puisqu'il renvoie à des liens d'archive des articles compilés pour ne pas renvoyer massivement sur le site. Il faut donc privilégier les médias d'origine sérieux, et ceux qui prennent le risque de faire le tri dans leur news et ne les relaient pas, quitte à perdre des vues précieuses sur les internets. Nous l'avons déjà expliqué en podcast, le modèle économique de Comicsblog n'est pas conditionné au nombre de vues (du fait de variables d'un autre genre, dépendant directement de nos annonceurs), mais nous cherchons évidemment à avoir une audience la plus large possible. 

Si nous ne somme pas parfaits (une simple recherche vous fera remarquer que nous avons pu relayer à quelques reprises WGTC au début de 2019, avant de nous rendre compte de la supercherie du site), c'est un effort mené quotidiennement sur le site pour vous apporter l'information la plus sérieuse, ou du moins la plus fiable possible - et ce, toujours en explicitant au mieux nos choix. A la liste de nos "moutons noirs", nous ajoutons Geeks WorldWide, Comicsbook News, Revenge of the Fans, Murphy's Multiverse, ainsi que les soit-disant scoopers Jeremy Conrad (MCU Cosmic) ou DanielRPK

D'autres médias moins scrupuleux en France, vont eux puiser largement dans WGTC. De très gros sites généralistes (Melty, Konbini, mais aussi Hitek, Le Journal du Geek ou Ecran Large, pour ne citer qu'eux) se font les relais principaux des sites clickbaits américains, eux aussi de façon certainement consciente et sans se préoccuper des conséquences, ce pourquoi on vous invitera toujours à aller naturellement vérifier les sources de tel ou tel article, si elles ne sont pas explicitées dans le texte. Avec le conseil suivant : si le média en question relaie WGTC et consorts de façon répétée, c'est qu'ils suivent la même logique et qu'ils ne méritent pas votre clic. En tant qu'internaute, vous avez en effet un pouvoir à l'échelle individuelle, pour stopper la propagation des rumeurs et fake news, même à l'échelle de la culture du divertissement. Il s'agit d'un réel problème pour des actualités plus concrètes (politiques et sociales), mais il est faussement naïf de croire qu'il n'y aurait pas de problèmes parce que l'on parle de pop culture. 

Arno Kikoo
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