Home Brèves News Reviews Previews Dossiers Podcasts Interviews WebTV chroniques
ConnexionInscription
Howard Chaykin et l'industrie des comics : une interview sans concessions

Howard Chaykin et l'industrie des comics : une interview sans concessions

InterviewIndé

Le mois passé nous nous rendions à la première édition du Roubaix Comics Festival, organisé par l'association Art Thémis, qui délocalisait à Roubaix l'ancien LCF. Parmi les nombreux invités de l'industrie des comics (dont Riley Rossmo, interviewé par nos soins), nous avons eu l'honneur de rencontrer le grand Howard Chaykin, dont la dernière publication Hey Kids! Comics! (inédite en VF pour le moment), portrait au vitriol de l'industrie de la bande dessinée américaine au fil des décennies, nous a particulièrement interpellé. L'occasion était donc trop belle pour ne pas aborder ce comicbook, et surtout son sujet : celui de l'industrie des comics. 

Retrouvez-donc une (longue) discussion au cours de laquelle Howard Chaykin s'exprime sans pudeur et sans tabous - parce que c'est ainsi qu'il est. Excellente lecture à toutes et tous !


Bonjour Howard. J'ai vraiment envie de parler de Hey Kids! Comics! et de l'industrie des comics avec toi... Es-tu... énervé contre elle ?

Non, c'est quelque chose de différent. L'industrie des comics est très différente de son public. Aux Etats-Unis, elle a été infantilisée, d'abord par le Comics Code Authority, puis lorsque son lectorat a vieilli. Au lieu de passer à d'autres sujets, à d'autres genres, ils [les acteurs de l'industrie] ont simplement posé une couche de Gravitas [sérieux] sur le matériel qu'ils lisaient depuis qu'ils étaient enfants.

En 1954, quand le Comics Code est apparu et qu'il a infantilisé les comics, je ne me suis aperçu que récemment qu'il a aussi infantilisé son public. Ce dernier a été préparé pour continuer à lire des livres pour enfants jusqu'à la moitié de leur vie. D'un point de vue créatif, j'ai perdu mon intérêt pour ce travail lorsque j'avais entre 20 et 30 ans. L'une des raisons pour lesquelles j'ai fait American Flagg, c'est que j'essayais de trouver un concept, un genre qui était distinctement séparé de l'ethos et des moralités du super-héroïque. La moralité, l'éthique d'un comicbook de super-héros n'est pas plus complexe qu'un épisode du dessin animé Bip Bip et Coyote. Un personnage en poursuit un autre, il n'y a pas de conséquences, on ne s'approche jamais d'une forme de conclusion. Parce que ce sont des produis qui appartiennent à des entreprises. Batman ne peut pas tuer le Joker. Superman ne peut pas tuer Lex Luthor. Ils tentent de le faire croire. Il y a ce film sorti l'an dernier, où ils font mourir tout le monde [Avengers : Infinity War], mais on sait que ce n'est pas vrai, c'est ridicule.


Quand on était plus jeunes, on a réalisé que les personnes susceptibles d'acheter les droits des comics pour en faire des adaptations les considéraient comme un genre, plutôt qu'un médium. On a répondu que c'était un médium, pas un genre, mais c'est en train d'en devenir un à présent. Parce que l'éthique principale des comics est de les destiner à faire des films ou des séries de super-héros. Le problème avec ça, c'est que tu as des personnages qui sont bâtis comme des adultes, mais qui agissent avec la motivation et la caractérisation d'un adolescent de quinze ans. La méchanceté sur-dramatisée, le narcissisme de ce matériel, n'est qu'une surcouche de Gravitas sur des bande-dessinées pour enfants. C'est comme Harry Potter avec du cul. 

Il y a un autre problème, c'est que le public est toujours excité à propos de ces trucs. Je me fiche du mariage de Batman et Catwoman, ou du pénis de Batman, ou de Star Wars.

Mais tu en as quand même entendu parler.

Bien sûr, je lis le New York Times. Je n'apprécie pas le fait que la plupart des sites qui parlent de comics soient axés sur les super-héros, ou les zombies, des trucs de sorcières, de monstres. Je n'en ai rien à branler de tout ça. Je m'intéresse à faire des comics qui reflètent les genres et histoires que j'aime à retrouver dans mes divertissements. C'est à dire des histoires criminelles, du suspense, des westerns, de l'érotique, de la satyre, ces conneries quoi. 

J'ai passé ma vingtaine dans le New York des années '70. Quand j'ai démarré dans les comics, il n'y avait qu'une ou deux personnes de ma génération qui était disponible pour faire le genre de comics que Marvel publiait. Aucun de nous ne s'y intéressait vraiment. Et on supposait qu'on évoluerait vers quelque chose comme EC Comics. De l'horreur, du western. Mais on ne savait pas que dans cinq ans, il y aurait des personnes qui rentreraient dans le business, et de façon un peu coïncidente, que les rennes de, disons Marvel, ne seraient plus tenues par Stan Lee, qui bougeait de sa fonction éditoriale quotidienne. Et ces types ne seraient pas penchés sur leur table pour faire les comics de super-héros qu'on leur dit de faire, mais ont amené les comics au niveau de leurs envies et de leurs besoins. Je parle de Frank Miller, Bill Sienkiewicz ou John Byrne.


Toute ma génération a été bluffée. On ne s'intéressait pas à ce travail, et c'était la galère pour avoir du taff ensuite. Et je ne m'en suis jamais remis. Parce qu'au moment où mes capacités avaient atteint le niveau qu'il fallait, je m'étais complètement désintéressé de ce genre de travaux. C'est l'une des raisons pour laquelle j'ai bossé avec Heavy Metal par exemple, pour ne pas faire des super-héros en costumes, qui sont enfantins et idiots. Une longue réponse à une simple question...

Ce qui est intéressant c'est que tu as quand même fait des comics pour Marvel, même si ça ne t'intéressait pas.

Oui, parce que c'est le travail que j'ai eu. Il faut que les fans de comics comprennent une chose, c'est  que c'est un travail, c'est une passion, mais ça doit aussi être une source de revenus au quotidien. C'est très souvent que nous n'avons pas le choix du travail que nous effectuons. Et n'oublie pas : il y a des années, quand je travaillais à la télévision entre deux séries, j'avais rencontré ce type qui ne connaissait pas trop mon travail, mais à qui on avait donné pas mal de budget pour tenter de faire de l'argent. Lorsqu'on a échangé nos CV, il m'a demandé pourquoi j'avais fait tous ces comics. C'est parce que c'est le travail qu'on m'a donné, et il faut que ceux qui lisent des comics le comprennent. Quand tu as besoin d'un travail, tu le prends. C'est malheureux, mais c'est mon job, et ma carrière.

Quand j'étais dans la trentaine, je me suis installé en Californie car j'avais compris que je n'aurais jamais la stabilité, la santé, et la sécurité financière que j'ai aujourd'hui si je ne trouvais pas une autre source de revenus, car les comics n'allaient jamais me la donner. Parce que le travail accompli avec ma technique l'a été pour de la petite édition. Mettons que j'aie utilisé les techniques que j'ai développées et introduites dans American Flagg, qui ont changé pour beaucoup la façon de faire des comics, pour les mettre au service de Batman, Superman ou Wolverine ? Ils ne m'auraient jamais laissé partir. Si j'avais pu faire ça, mon empreinte serait bien plus importante. Parce que les lecteurs ont été convaincus par les entreprises que ce sont les personnages qui font la marque. Mais ce n'est pas vrai. Ce sont les talents qui font la marque, c'est ceux qui font, pas ce qui est fait.


J'imagine donc que tu es bien plus heureux de faire du Image Comics avec tout le contrôle créatif que ça implique ? 

C'est moins du contrôle créatif, plutôt de l'indifférence créative. Il n'y a pas de staff éditorial chez Image. J'emploie mon propre éditeur parce que je crois au rôle des éditeurs. J'empaquette mon produit, et je le fais chez eux depuis 2012. Black Kiss 2, Midnight of the Souls, Satelitte Sam, Divided States of Hysteria et maintenant Hey Kids! Comics!. Je travaille désormais sur le troisième tome de Time Squared, pour compléter ma trilogie. Et je crois très fortement en cette personne qui va faire en sorte que tout ce que je fais l'est dans les meilleures conditions possibles. Mon éditeur est quelqu'un d'intelligent, malin, talentueux, et toutes ces idées me coûtent du temps et de l'argent, mais ce sont du temps et de l'argent bien investis pour le matériel. Je prends très au sérieux le besoin d'un éditeur.

Et comment choisis-tu tes coloristes sur les titres ? Comment travailles-tu avec eux ?

Ce n'est que lorsque je suis allé faire Blade chez Marvel que j'ai compris ce qu'il était possible de faire avec les couleurs numériques. Et avec le recul sur certains de mes travaux passés, j'aurais aimé avoir connu plus tôt ces possibilités. Ce n'est que lorsque j'ai rencontré Edgar Delgado, qui colorosait le titre Blade, que ça m'a frappé. J'ai toujours cru que le lettrage dans les comics n'est pas qu'un simple système de livraison de texte, mais fait partie du dessin à part entière. Le travail d'Edgar sur Blade m'a appris une leçon, c'est que la couleur en fait tout autant partie, et que ça peut contribuer à la narration. C'est devenu encore plus clair quand j'ai fait Punisher : War Journal avec Matt Fraction

Durant les premiers numéros, Edgar m'a présenté à son assistant, Jesus Aburtov, qui est le mec le plus bosseur du business. Il a été mon coloriste pendant pas mal de temps, mais il est passé exclusif chez Marvel. Et bien qu'on puisse encore travailler ensemble, Marvel sait comment garder ses employés occupés. Jesus est quelqu'un de confiance, et très bon. J'ai fait une histoire il y a peu pour Marvel, à propos d'un pilote de chasse qui est fan de jazz, et ça m'a fait du bien de retravailler avec lui. 

Celui qui met en couleurs mes travaux récents, comme Hey Kids! et qui s'occupera de mon prochain western chez Dark Horse - ça s'appelle Sanction Patriots, je t'en reparle après - est Will Quintana. C'est un type du Bronx qui vit en Floride, qui m'a été présenté par les mecs d'Archie. J'avais fait une variante pour Reggie, qu'il a colorisée. Et il a eu une idée intéressante, on a appris à travailler ensemble, et son taff est franchement impressionnant. Là il travaille sur le neuvième chapitre d'une histoire en douze, qui s'appelle Sanction Patriots. Ça parle de deux vétérans qui ont opéré chez les Rough Riders de Theodore Roosevelt, et qui dix ans plus tard se retrouvent à faire les gros bras pour un studio hollywoodien qui est menacé d'être repris par la mafia sicilienne. C'est un western dans les rues de Los Angeles, avec deux héros assez... différents. Clairement, je ne fais pas des choix pour viser un public commercial. Je ne fais pas le pénis de Batman, je me fiche de ça. Et j'aimerai pouvoir faire ça, vraiment ! Parce que j'aime le confort et être aimé, mais peut-être pas autant que ça.

En voyant la première couverture de Hey Kids! Comics! je pensais que tu allais tirer à balles réelles sur le lectorat des comics, mais c'est aux acteurs de l'industrie à qui tu t'en prends. Tu as des comptes à régler ?

Pas vraiment, tout ce que je dis ce sont des choses que les gens croient en général. Tout le monde est passé par là. Ce que tu vois sur la première couverture, sur la seconde, ce n'est rien qui sorte de l'ordinaire. Ce sont des photos, et la raison pour laquelle j'ai pris cette décision, c'est parce que lorsque tu sais ce qui se déroule dans le titre, qui se situe sur quatre périodes de temps différentes, il  n'y aurait aucune image pour décrire clairement de quoi parle Hey Kids!. Ce n'est pas un titre rempli d'instants dramatiques dont sont faits la plupart des comicsbooks. Personne ne prend de pose théâtrale, ce sont juste des gens qui bossent. Et si tu as lu ce livre, tu sais que la thématique est la mauvaise compréhension de la valeur de ton travail. Ca se concentre sur trois personnes, qui ont démarré en étant jeunes, et deviennent des vétérans de l'industrie, et qui sont choqués de découvrir ce que ce qu'ils pensaient n'être qu'une phase de transition de leur vie aura en fait été le mérite de leur vie.


Dans une certaine mesure, c'est l'expérience vécue par ceux de la génération de mon père. Ceux qui sont nés dans les années '20 et ont émergé au cours des années '40 et '50. J'ai passé beaucoup de temps avec ces personnes là, et la plupart sont mortes à présent. Ces gens là adorent parler, et avaient toujours plein d'histoires et anecdotes à raconter. La plupart de ce que je raconte dans Hey Kids! est vrai. Il y a aussi pas mal de rumeurs, et pas mal d'apocryphes - des choses que je ne pouvais pas ne pas inclure. Cette scène du premier numéro, quand les auteurs essaient de créer une union ? C'est arrivé. Lorsque Ray et Vanita rencontrer Kessler et sa femme, et qu'on apprend qu'il n'a jamais dit à ses parents qu'il s'est marié à une non-juive ? C'est arrivé. Mais le personnage de Kessler est une confluence de plusieurs personnes réelles.

Je voulais justement te demander, dans quelle mesure ces personnages sont inspirées de personnes réelles ? Il y a quelques figures qui sont assez reconnaissables, mais pour le reste, si tu ne connais pas par coeur l'histoire de l'industrie des comics, c'est assez difficile de s'y retrouver.

Tu as deux gros gimmicks qui seront Bob (Stan Lee) et Sid (Jack Kirby). Pour les autres personnages, tu auras soit une référence à une seule personne, soit un mélange de plusieurs personnalités. 

Et tu ne révèleras jamais qui est qui ? 

Non. Ou bien sur mon lit de mort. Parce que ce ne sont les affaires de personne ! Avec le second volume de Hey Kids! Comics!, qui se déroulera des années '50 à '70, il y aura une structure différente. Je ne l'ai pas encore établie, mais je sais l'histoire que je vais raconter - et si Image Comics ne veut pas le faire, j'irais le faire ailleurs. 

Je suis de la troisième génération. La première, ce sont ceux qui sont nés dans les années '20. La seconde génération est assez petite, ceux sont ceux qui sont nés à la fin des années '30, début '40, comme Jim Steranko, Neal Adams, Dennis O'Neil, Roy Thomas ou Flo Steinberg. Ils sont mes aînés de dix ans. Et ils forment le tissu connectif avec les années '50 et ma génération. Parce qu'en lisant, on avait découvert l'existence d'un éditeur qui avait disparu, EC Comics, et toutes les personnes comme moi pensaient qu'on allait faire le nouveau EC. On adorait tous le travail de Wallace Wood et consorts. La réalité, c'est que EC avait été sortie de l'industrie des comics à cause de leur infantilisation. Parce que les bande-dessinées s'étaient détournées d'être un médium à potentiel adulte pour devenir des produits pour enfants. Et comme je l'ai dit avant, l'audience s'est aussi infantilisée.


Ma génération a découvert ces titres dans les années '60 et ça a été une révélation. On ne savait pas d'où ça venait. Il y avait de l'horreur, de la science-fiction. A l'époque, je collectionnais des comics du Golden Age, je me concentrais sur Batman et Action Comics. Et j'ai tout revendu pour ces titres EC Comics. Ca a été une grande expérience. Et dans Hey Kids! volume 2, je parlerai de l'influence de ces comics sur ceux qui étaient des enfants et sont devenus adultes dans les années '70. Il y aura certains personnages du premier volume, mais la plupart seront nouveaux.

Dans ton trio de personnages principaux, j'imagine que ce n'est pas innocent qu'il y ait une femme et un homme noir. 

C'est en effet très conscient.

Tu parles beaucoup du sexisme et du racisme de cette industrie au gré des cinq numéros de la série, et d'antisémitisme aussi.

Non ce n'est pas de l'antisémitisme. Ce que j'explique c'est que ce sont des juifs qui s'évertuent à niquer d'autres juifs.  A son coeur, l'industrie des comics est une entreprise criminelle fondée par des comptables juifs qui travaillaient pour la mafia.

C'est quand même un portrait très dur que tu livres de tout ça.

Tu trouves ?

Tu affirmes que beaucoup de gens se sont enrichis sur le dos des créations des autres.

Et ce n'est pas vrai ? 

La vérité est toujours difficile à entendre.

Hé bien, tu peux toujours romancer des conneries, ça n'en restera pas moins des conneries.


Je reste curieux, puisque tu vends un comicbook pour dire que toute l'industrie est pourrie, ou l'a été.

Non, ce n'est pas ce que ça dit. Ce que ça dit, c'est que tu as eu un ensemble de talents créatifs, venus de backgrounds différents et avec de multiples habilités. Une partie d'entre eux pensait qu'il ne s'agissait que d'une passade et qu'ils feraient autre chose après. Une autre qu'il s'agissait d'une forme d'art et qu'ils étaient capables de l'élever. Mais sur le long terme, ceux qui en ont vraiment profité, ce sont ceux qui ont acheté ce matériel. Et je dis toujours, quand je parle de la relation des comics à leurs adaptations, c'est que le type qui te frappait au lycée parce que tu lisais des comics est celui qui se fait du pognon dessus aujourd'hui.

Les comics sont remplis de souhaits anodins et de remerciements envers le public pour leur goût. Il y a des années, je faisais un discours où j'expliquais que la télévision est un médium qui félicite son public d'être trop branché pour la télévision. Une fois qu'ils t'ont convaincu de ça, ton cul leur appartient. Les comics te félicitent non pas d'être trop branché pour eux, mais de te complaire dans des drames sans conséquences, et qui sont fréquemment le travail de criminels qui créent des personnages bien plus altruistes qu'ils ne le sont vraiment.

Tu noteras, en réécoutant cette conversation, que mon travail me ressemble. Ce qui sort de ma bouche en public, et ce que je couche sur des planches : c'est le même matériel. Je ne suis pas un enculé de menteur qui joue un personnage pour les réseaux sociaux pour manipuler mon public. Je trouve ça insultant et offensif. Et j'ai aussi le sentiment que si tu recherches dans les comics des récompenses naïves, anodines et auto-suffisantes, tu as un paquet de merdes que tu peux lire comme ça. Tous ces comics de super-héros, ces conneries qui caressent les mecs de droite ou de gauche dans le sens du poil. Mais c'est très bien. Ce n'est juste ni ce que j'ai envie de faire, ni ce que j'ai envie de lire. Je m'intéresse à faire des comics qui soient de temps à autre difficiles, qui demandent des efforts et soulèvent des questions. Et je ne peux pas faire ça en écrivant sur le mariage de Batman et Catwoman. Ou sur la relation secrète de Superman à Lois Lane. Ce sont des histoires pour les enfants. Je ne suis pas intéressé par les histoires pour enfants.

Et tu n'as pas peur de te mettre à dos tes collègues en disant ça ?

Non, je m'en fiche. C'est très bien qu'ils fassent ce qu'ils font, je ne suis juste pas intéressé. Et je ne suis même pas sûr qu'ils le soient aussi. Je ne parle pas en leur nom.

Tu ne penses pas que l'industrie a évolué dans un bon sens malgré tout ? 

Non. C'est allé de mal en pis, et ça va continuer comme ça. Je vais te dire pourquoi. Les ventes baissent, et on tourne en rond. Ce qu'on apprend à présent, c'est que le public vieillit et n'est pas renouvelé par des plus jeunes. Les histoires ne semblent plus avoir le même appel qu'autrefois. La course à la diversité n'a pas résolu de problèmes dans les ventes. Faire de Thor une femme n'a pas été suffisant. Au final, c'est un Ouroburos, un serpent qui se mord la queue.


Tu es déjà allé dans une convention aux US ? Ce qui a évolué là bas c'est sur place, tu trouves des curieux, des cosplayers, qui sont là pour se montrer - et ils ont clairement beaucoup de temps libre - mais aussi des gens "en civil" qui recherchent simplement un comics en souvenir de leur expérience cinématographique. Regarde les métriques des comics. Il n'y a qu'un seul génie dans ce milieu, c'est Kevin Feige, qui gère les productions Marvel. En dix ans, Feige a littéralement accumulé des milliards avec des films issus de matériel original dont 99,99% des gens n'ont aucune idée de l'existence - et s'ils en ont l'idée, ils s'en fichent. Ils ne lisent pas de comics, mais ils vont voir les adaptations de comics. Puis ils passent en convention et prennent un Deadpool ou un Batman parce qu'ils ont aimé le film. C'est juste un souvenir. Une fin justifiée par les moyens.

Il y a quelques mois, Bill Maher, un humoriste provocateur, a fait une déclaration sur le fait de n'en avoir rien à faire de Stan Lee. Mais il ne parlait pas de comicbooks. Il parlait juste de films, c'est tout ce dont il parlait. Parce que c'est la seule chose qu'on voit. Quand Entertainment Weekly a fait son papier sur la mort de Stan, ils n'ont pas illustré avec des images de comics, mais avec des photos issues des films. C'est ce que sont les comics aux US, juste des produits de licences.

Même les comics indé ?

Dans une certaine mesure, oui. Regardons les choses de cette façon : Image Comics est une entreprise qui soutient l'idée que le scénariste est l'alpha. Tu as très souvent un scénariste qui utilise son artiste comme un outil pour créer une IP (intellectual property), et je suis l'un des rares à écrire autant qu'illustrer mes comics. Et j'aimerai bien vendre mon travail aussi, mais puisque le comics est considéré comme un genre, ce qui est acheté aujourd'hui ne diffère pas de ce qui était acheté avant. Je veux dire, comment veux-tu prendre au sérieux l'idée de dépenser des millions dans les idées de Rob Liefeld ? Je suis sûr qu'il est adorable, mais son travail est ridicule. C'est ce que son public pourrait faire s'il le voulait. je ne veux pas le vexer, mais c'est vrai. C'est un travail d'amateur qui a su trouver une consistance dans son public. C'est comme Donald Trump, c'est le président que ces nazis américains seraient s'ils le pouvaient. L'une des raisons pour lesquelles le supporters de Trump sont toujours pauvres, et suivent toujours ce supposé millionnaire, c'est qu'ils ne se sentent pas pauvres. Ils se sentent comme des millionnaires qui n'ont juste pas encore touché leur argent.

Comment vois-tu l'évolution des artistes et auteurs avec leur public ? Les réseaux sociaux ont beaucoup changé ça.

Je pense que c'est en train de couler. Et pourtant je ne fais pas vraiment partie de cette relation. Je suis le genre de personnes dont on connaît trois gros titres, alors qu'il y a tout un tas d'autres sensibilités derrière mon travail. Si tu regardes les métriques des comics, tu remarques qu'il n'y a que 250 000 personnes qui achètent les comics qu'on fait. Donc si tu vois qu'un comicbook se vend à un million d'exemplaires ? C'est qu'il y en a quelques uns qui se prennent 4-5 copies. C'est un investissement. Et de ces 250 000 personnes, je dirais qu'il n'y en a que 35 000 qui savent que j'ai fait autre chose que des comics Star Wars en 1977. C'est vrai. J'ai un petit public.


Tu es très cynique sur cette industrie...

Je suis pessimiste, c'est tout. Et je suis vieux, je m'en fiche. Et je ne vois pas comment elle irait mieux puisqu'elle est dédiée à la production de matériel pour lequel je n'ai aucun intérêt. Je ne fais que le travail que j'ai envie de faire. Le fait est que je suis dans une position aujourd'hui, dans laquelle je n'ai pas vraiment besoin de travailler. J'ai passé 15 ans à bosser dans la télévision, en conséquence j'ai une retraite. J'ai ma maison, je vis bien, près de la plage, je suis plutôt chanceux. Je n'ai pas besoin de travailler pour des compagnies qui de toutes façon ne m'embaucheraient pas. Je ne peux pas avoir de travail chez DC. Pourquoi serais-je gentil ?

Tu es blacklisté ?

Non, ils sont indifférents à mon égard.

Quels seraient tes conseils à quelqu'un qui veut se lancer dans les comics aujourd'hui ? 

Je n'en ai aucune idée. J'ai l'impression que le succès dans les comics aujourd'hui vient de l'auto-promo sur les réseaux sociaux. Et il y a des gens sans talent qui s'en sortent ainsi en manipulant leur public. Et bien que ça puisse se passer ailleurs, je suis très détaché de toutes ces autres choses sur le net, qui n'ont aucun sens pour moi. Je lis, j'écoute, je m'informe, et j'ai un profond dévouement pour l'humilité. Je ne m'auto-déprécie pas, j'ai une vision très réaliste de ce que je suis, et je suis très à l'aise avec ma propre insignifiance. Au final, même le plus grand comicbook au monde n'a aucune importance. Les comics sont un médium frivole, et c'est toute l'ironie de la chose.

Tu veux teaser quelques uns de tes projets pour conclure ? 

Comme je l'ai dit, Hey Kids! Comics! Vol. 2 se déroulera sur une période de vingt ans, et parlera de personnes très talentueuses qui oeuvrent dans une industrie qui n'a jamais été considérée comme sérieuse à ce moment, chez EC. Et ce travail restera dormant, attendant d'être découvert par une autre génération. Le problème, c'est que tout le monde est mort, donc il va falloir que je fasse attention dans la dépiction de ces personnages. Je pense qu'il n'y aura qu'un seul personnage qui sera facilement identifiable. Je n'ai qu'écrit la trame narrative pour le moment.

J'ai aussi un plan de six numéros pour une suite à Divided States of Hysteria - peut-être que personne n'osera le publier. Quand DC a annulé Second Son, ça a été un signe de ce dont on parlait. Je ne serais pas surpris que Vertigo ne passe pas l'année. La nouvelle personne en charge a l'air plus dévouée à créer des produits de licences que des histoires. Ils pensent que les comics sont un médium de scénaristes. Mais quand tu lis une bande dessinée, tu ne réagis pas au script, mais tu réagis à l'exécution par l'artiste du template du scénariste. Mais les lecteurs ne le savent pas. Ils croient que l'artiste n'est que l'outil du scénariste. Parce que ce sont des putains d'idiots.

Finissons là dessus, alors. Merci beaucoup !

Remerciements : Fanny Monstier

Arno Kikoo
est sur twitter
à lire également
Commentaires (12)
Vous devez être connecté pour participer