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Judge Dredd : Les Affaires Classées 06 : Un univers où il n'y a (plus) que la guerre

Judge Dredd : Les Affaires Classées 06 : Un univers où il n'y a (plus) que la guerre

ReviewIndé
On a aimé• Enorme compilation d'aventures
• Une belle édition qui souligne les encrages
• La Guerre de l'Apocalypse
• Brian Bolland, encore et toujours
On a moins aimé• Comme d'hab' dans ce genre de volumes, tous les épisodes ne se valent pas
Notre note

1980. Ronald Reagan est élu à la présidence des Etats-Unis et amorce un nouveau rapport de force avec l'Union Soviétique, en marge de l'invasion de l'Afghanistan. Après la période de détente, ce nouvel arrivant aux positions ouvertement affirmées démarre la Seconde Guerre Froide, dernière ligne droite d'un conflit idéologique vieux de plusieurs décennies. La Doctrine Reagan trouve des adeptes au Royaume-Uni, en accord avec la politique étrangère de Margaret Thatcher, et une partie de l'Europe craint l'escalade des tensions. Cette fois, il est bien possible que les deux camps décident d'en venir aux mains.

Dans les bureaux de 2000AD, une cohorte d'artistes habitués à croquer le contemporain sous un angle corrosif, inquiet, satirique ou engagé, ne voit pas d'un très bon oeil l'entrée en scène de Ronald Reagan. Alan Grant et John Wagner répliquent dans la série Judge Dredd l'angoisse anachronique de l'orage nucléaire, dans un futur qui ne s'est manifestement pas encore débarrassé des blocs d'est en ouest. Dans le totalitarisme des Mega-City, les flics, militaires et instruments de la justice expéditive ont appris à se débarrasser du sentiment gênant d'empathie qui empêchera les politiciens du monde réel d'appuyer sur le fameux bouton rouge. Grant et Wagner, en compagnie de l'artiste Carlos Ezquerra, cocréateur de Dredd avec Pat Mills quelques années plus tôt, vont imaginer la fin de la Guerre Froide sous le feu des bombes et des massacres, en accord avec la pensée maximale et dévastatrice de l'univers 2000AD. En France, les éditions Delirium embarquent cette saga culte dans la série des Affaires Classées, au détour d'un sixième tome aussi chargé que d'habitude, avec une foultitude d'artistes et d'aventures curieuses au menu.
 

 
Les Affaires Classées recensent les Complete Case Files de 2000AD en France, séances de rattrapage géantes pour un lectorat longtemps privé d'une édition correcte pour les personnages vedettes du magazine anglais. Ces impressionnants volumes couvrent généralement plusieurs dizaines de numéros, ou "Progs", un format un peu moins épais que les feuillets de la bande-dessinée américaine de vingt-quatre pages. Pensée comme une éternelle série de séquences, avec des variations de ton, la série Judge Dredd se sera peu à peu ouverte aux plus longs formats : dans le dernier volume, la saga du Judge Child était la quatrième à dépasser les quinze numéros. Le couple Block Mania/Apocalypse War représente à l'époque l'arc le plus long de l'univers Mega-City, et restera pendant assez longtemps l'un de ses feuilletons les plus imposants, et l'un des rares runs à avoir été conduit en immense majorité par un seul dessinateur. Bien entendu, le volume embarque d'autres séquences, moins apocalyptiques.
 
Avec le temps, les scénaristes ont appris à parler un peu de tout : le terrain de jeu futuriste développe toute une série de curiosités, avec des passages plus comiques, critiques sociales amusées ou simples sketchs délirants, entre l'une ou l'autre visite de races extra-terrestres ou nouvelle forme de criminalité en vogue dans la créativité du XXIIème siècle. En l'occurrence, ces segments plus légers prennent un peu moins de place dans ce tome, qui recense trois pôles plus importants pour l'histoire de Dredd : Block-Mania, La Guerre de l'Apocalypse et les Juges Noirs (Dark Judges) de Brian Bolland. Le passage des Stookies retient tout de même l'attention pour sa capacité à se positionner sur un entre-deux : à la fois pour l'apparence de cartoon de ses aliens adorables, et pour la cruauté de ce que cet épisode raconte sur la colonisation, l'exploitation des peuplades par l'homme blanc et le rôle occasionnellement positif des Juges de Mega-City lorsque le bon combat se présente enfin.
 
Cette capacité à voguer entre l'absurde et le sombre, entre la satire de ces agents de la paix particulièrement inflexibles et la variété de leur action dans le champ social ou criminel, forme la richesse de la série Judge Dredd. Loin de se borner à l'archétype véhiculé par Rebellion et l'accaparation mensongère que les Etats-Unis feront plus tard de ce personnage particulier, assimilé à un bête décalque casqué de l'Inspecteur Harry, 2000AD s'aventure souvent sur des terrains plus amusés. Le Juge va bastonner du dinosaure, combattre de grossières carricatures de criminels obèses dans un format de satire particulièrement neuneu, et assister à l'existence pacifique de sympathiques robots en quête d'émotions profondes. Des paraboles plus froides sur le présent isolé sont aussi au rendez-vous, avec cette histoire où un fou dégotte une arme à feu et s'adonne à un massacre comparable aux tueries normalisées du quotidien américain. Dans l'ensemble, un univers extrêmement dense, habillé de peuplades, de blocs et d'individualités prises au hasard dans la foule qui appuient l'aspect vivant de la fourmilière Mega-City, incapable de lasser après plusieurs centaines de "Progs" au compteur.
 

 
Sur l'arc des Juges Noirs, Brian Bolland rempile pour accompagner la création de Judge Death. Anderson est toujours piégée dans son bloc de stase, mais l'âme de l'infâme créature va parvenir à s'échapper, et semer la panique en ville en compagnie de ses nouveaux acolytes. Death n'est effectivement plus seul, accompagné par d'autres Juges de la dimension chaotique. Déjà impressionnant au moment de sa première apparition, ce personnage, né d'une autre vision totalitaire de la justice, fait encore partie des meilleures trouvailles de Mega-City One : une apparence formidablement expressive, comme la parodie d'une parodie, reflet déformant des pires idéaux de la fratrie de ces hommes de loi expéditifs. Le sourire sadique du vilain évoque le trait de Bolland sur Killing Joke, plus tard, par un artiste décidément très à l'aise avec les figures de chaotiques goguenards. Les quelques numéros du dessinateur sont tous instantanément cultes et profitent de cette édition noir et blanc qui appuie sur les encrages, pour amplifier le macabre, les détails des ombres et des statures. Chacun des Juges Noirs a sa propre capacité, le retour d'Anderson, rare émanation de vie et d'humour dans le paysage Mega-City One, offre toujours le même contrepoids aux grimaces de Dredd, l'ensemble est génial, on aime, on aime la mort et la désolation.
 
Le couple Block Mania/La Guerre de l'Apocalypse fonctionne différemment : si le retour de Death se lit comme un scénario conventionnel de BD de super-héros, avec l'apparition d'un vilain, quelques péripéties et une bataille finale, ces deux histoires répondent à une structure différente comme la mise en scène d'une escalade sociale menant vers un journal de guerre sur fond de bombes atomiques. Au départ, Block Mania rentre dans la même catégorie d'histoires sur le fil du rasoir, entre humour parodique, satire des Etats-Unis et ambiance noire de dictature incontrôlable. L'arc emprunte à une aventure précédente du Juge ('The Blocks Are Under Arrest"), épisode très connu de la saga également illustré par Brian Bolland, qui aura souvent utilisé en exemple de la folie maximale des histoires de Wagner et Grant : l'ensemble des habitants de deux bâtiments colossaux se tirent dessus à travers leurs fenêtres, Dredd décidé d'arrêter les dizaines de milliers de personnes participant à l'émeute, sans se poser de questions.
 
En l'occurrence, les "blocs" de Mega-City One sont d'immenses habitations rectangulaires, comme des buildings, dont la densité de population se compare à celles de petites villes, pour quelques dizaines de milliers d'habitants. Chaque "bloc" porte le nom d'une célébrité des Etats-Unis, et les "guerres de blocs", plutôt fréquentes, représentent une parodie des émeutes ou des rixes territoriales communes au paysage urbain de ces lointaines cités américaines. Block Mania démarre comme une sorte de guerre totale entre les habitants de toute la ville, qui décident subitement de se taper dessus comme on déciderait d'aller acheter du pain. Les Juges peinent à contenir l'émeute, qui se répand de quartiers en quartiers jusqu'à échapper à toute forme de répression. Dredd comprendra un peu trop tard que tout ceci n'est pas normal, et que la situation serait en fait causée par une Mega-City rivale. Le prologue prend fin après une large quantité de mandales et de balles perdues, sur cette première marche vers le désespoir : les Juges soviétiques d'East-Meg 1 préparent une invasion, et avaient simplement besoin de déstabiliser les forces de police locales.
 
 
 
S'amorce alors l'arc La Guerre de l'Apocalypse, un long journal de guerre qui suit les quelques rescapés des bombardements et la tentative de revanche des Juges de Mega-City 1. L'allégorie du combat entre les Etats-Unis et l'URSS est explicite, avec des généraux moustachus reprenant l'imagerie des affiches de propagande de Joseph Staline et un bouclier anti-nucléaire reprenant les fantasmes de l'armée américaine de cette période de l'histoire, le fameux projet "guerre des étoiles". L'histoire s'engouffre dans un narratif désespéré, haletant, long et souvent difficile. Pour les britanniques de 2000AD, l'idée de représenter les Américains comme les gentils n'est apparemment pas à l'ordre du jour : en accord avec la philosophie pessimiste de Judge Dredd, la saga marche dans un sens bien plus profond, avec des conclusions sur le destin des populations ballotées entre plusieurs zones de conflit. En résumé, la guerre est affreuse, les civils ne sont qu'une donnée statistique gênante, victimes collatérales d'explosions ou de radiations. Ceux au bout des fusils, d'un camp ou de l'autre, sont les criminels. 
 
Dans des scènes d'une rare cruauté, l'aspect occasionnellement sympathique et droit de Dredd laisse place à une pensée dirigiste de soldat mécanique, parfois présenté face au bouton nucléaire avec la quantité d'états d'âme habituelle. Grant et Wagner alertent, sur le cas que font ces hommes de pouvoir rompus à la pensée militaire, aux risques que prendraient les deux camps à tirer les premiers, et aux conséquences irréparables de l'un ou l'autre choix. Un journal de conflit particulièrement sombre, dénué d'humour, dénué de second degré et de cette recherche éventuelle de parodie amusée, comme un signal d'alarme dans l'actualité ombrageuse des années 1980. Aussi éprouvante que possible, l'aventure se lit comme ces comic strips de guerres mondiales qui auront aussi fait la réputation des auteurs britanniques au fil de leur propre histoire séquentielle : rude, pénible, servie par le trait granuleux et poussiéreux de Carlos Ezquerra, qui ne cherche pas à coller à l'esthétique propre et cinématographique d'un Brian Bolland ou à l'aspect destructuré et caricatural d'un Steve Dillon. L'air froid de l'orage nucléaire est palpable, la sueur, la fatigue des personnages principaux se ressent.
 
La Guerre de l'Apocalypse pose un regard très dur sur ses contemporains des conflits à l'échelle mondiale. En quelque chose, une conséquence logique de cette version exagérée du réel : Judge Dredd a pu s'amuser à interroger l'un ou l'autre débat de société, aborder l'effondrement ou l'addiction au sucre, la pauvreté ou le chômage, sans forcément s'obliger à étudier le problème de fond, mais en cherchant à esquiver les notes d'espoir ou d'optimisme dans son moulage de science-fiction névrosée. Si Batman a pu être traité de fasciste, les auteurs cherchent généralement à nuancer sa conception de la justice en rendant le héros plus humain. A l'inverse, Dredd et les Juges sont écrits de façon à repousser l'adhésion du lecteur, qui apprécie de les retrouver, apprécie leur esthétique, leurs aventures, mais doit systématiquement garder en tête que ces personnages n'ont rien d'amical ou de solidaires de l'humanité. Au passage, le portrait que tirent les artistes des Juges de l'Est est proportionnel à l'inquiétude de l'Occident face au rideau de fer, un analogue de Warhammer 40k dans ce monde où il n'y a plus, subitement, que la guerre, et où les individualités s'effacent au profit d'une poignée de grands malades heureux de jouer avec leurs armes en plastique. 
 

 
La saga de Judge Dredd ne ressemble à aucun autre des grands feuilletons de la bande-dessinée anglophone. Dans cet univers, le temps évolue, mais les choses ne changent pas : Dredd rend la justice, Dredd abat, tue, venge, juge et ne questionne jamais sa mission. Un personnage sans visage seulement représenté par le regard sévère de son casque indéfiniment vissé au-dessus de son crâne. Ce sixième volume des Affaires Classées est une autre excellente raison de plonger dans l'univers de Mega-City, mosaïque d'aventures parfois loufoques, parfois sérieuses, denses en action, en idées, en visuels et en discours variés sur la politique du présent. Une perspective tantôt goguenarde, tantôt exagérément sérieuse sur la société, le mode de vie urbain et les Etats-Unis, où se bousculent une variété d'artistes extraordinaires et de nouvelles trouvailles systématiquement mises à jour. Comme d'hab', certaines histoires retiendront plus l'attention que d'autres, mais dans l'ensemble, il n'est jamais trop tard pour prendre le train en marche.

Corentin
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