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Karmen : la vie et la mort en couleur pastel de Guillem March

Karmen : la vie et la mort en couleur pastel de Guillem March

ReviewIndé
On a aimé• "Ode à la vie"
• Une leçon de mise en scène en BD
• Déclaration d'amour à Palma
• Emouvant, poétique, doux
On a moins aimé• Quelques fausses notes au démarrage
• Quelques points de vue très personnels
Notre note

Pour le lectorat régulier de DC Comics, le nom de Guillem March suscite un enthousiasme modéré. Au terme de onze années de travail, l'artiste espagnol se sera installé dans les habitudes de l'entreprise, particulièrement dans la case des séries connexes de la mythologie Gotham City, et plus précisément encore pour les personnages féminins de cette enclave. Poison Ivy, les Gotham City Sirens de Paul Dini, Catwoman, et encore récemment, avec la rencontre de Harley Quinn et Punchline dans le Batman de James Tynion IV, autre grand connaisseur des bat-machins de DC

Le public a pris ses marques : rarement surprenant, le trait de March s'appuie sur certaines constantes esthétiques diversement appréciées par le lectorat européen. Des femmes aux mâchoires carrées, aux pommettes saillantes, un minuscule nez en trompette au milieu du visage entouré de petites paires d'yeux écartés vers l'extérieur, souvent très expressifs. Et puis, surtout, des héroïnes très en forme, aux hanches larges, aux courbes épaisses. Une envie de gonfler ses corps féminins comme de curieux ballons de baudruche, compatible avec les standards de dessin de la bande-dessinée américaine mainstream traditionnelle, qui écarte d'un revers de main la diversité de représentation des morphologies et le réalisme des proportions. Si March n'a rien inventé de ce côté là, l'artiste n'a pas cherché à dégager de réelle plus-value créative vis-à-vis de cette obsession des courbes, en comparaison d'autres dessinateurs plus versatiles, ou avec d'autres spécificités à faire valoir.
 

 
La trajectoire du dessinateur s'inscrit dans une continuité logique depuis ses débuts chez Eros Comix jusqu'à la nouvelle série Catwoman des New 52, où l'éditorial de DC Comics approuvera un numéro d'ouverture relativement racoleur (la première case montre une paire de seins, la dernière une scène de sexe). Cette aura bâtie autour de Guillem March aux Etats-Unis, matérialisé en salarié fidèle de l'iconographie Gotham City susceptible de correspondre aux attentes du lecteur masculin en recherche de sexualisation adolescente d'héroïnes costumées, ne correspond pas forcément à sa réputation au sein de l'industrie de la BD en Europe. Vu d'Espagne, March passe pour un authentique petit prodige, autodidacte, lauréat de quelques prix et représentant la nouveauté d'un métissage culturel puisant dans l'iconographie et les techniques du comics et du manga. L'artiste participera à l'évolution du tissu créatif local, salué par les critiques locaux pour cette capacité à piocher dans les référents internationaux.
 
Une sorte de compromis géographique finit toutefois par avoir lieu. En France, les éditions Dupuis accueillaient l'an dernier le roman graphique Karmen, écrit et dessiné par Guillem March au terme de cinq ans de travail, dirigé par Louis-Antoine Dujardin, et assisté par les couleurs de Tony Lopez. A la façon de certains projets édités en Europe par Panini Italie avant de traverser l'Atlantique, les Etats-Unis s'intéresseront bientôt au cas de Karmen - après une première traduction chez Europe Comics, Image Comics proposera bientôt une parution feuilletonnante en cinq numéros à l'horizon de mars prochain. Authentique hybride éditorial, le roman graphique se manifeste déjà, de l'aveu même du dessinateur, comme son meilleur travail. Un succès capable de casser l'image de March comme pourvoyeur de pages ou de postures sexualisées, avec une histoire qui s'intéresse au voyage de l'après vie.
 

 
Karmen s'ouvre sur une scène banale au carrefour des rues de Palma de Majorque. Une série de souvenirs, une séquence abstraite, puis un bâtiment citadin où une jeune femme sort de son bain, le bras en sang. Confuse, celle-ci se laisse guider par une étrange présence, un autre personnage plus grand, à la coupe de cheveux improbable et au déguisement de squelette, qui lui explique que la réalité vient tout à coup de changer. Les deux héroïnes quittent la salle de bain sur un constat morbide : Catalina vient de s'ouvrir les veines en vue de se suicider, et Karmen est un ange venue la guider vers l'au-delà.
 
Dès l'ouverture, Guillem March s'amuse avec le mélange des genres. Intrigue flottante, dialogues sans queue ni tête, l'artiste installe une étrange atmosphère en l'espace de quelques pages, à la fois très confuse, vaporeuse et légère. Le personnage de Karmen ne paraît pas prendre la vie ou la mort au sérieux, tandis que Catalina peine à comprendre ce qui vient de lui arriver. March s'amuse immédiatement avec les découpages et les perspectives psychédéliques de cette libération des corps dans l'espace, pour laisser son héroïne évoluer dans le ciel des rues de Palma. Hommage rendu à sa ville natale, le dessinateur conçoit ce roman graphique comme une exploration somptueuse de l'architecture locale, depuis les toits privatifs aux tuiles rouges jusqu'aux petites places ou aux monuments, envoutante promenade dédiée aux individualités qui peuplent chaque jour les ruelles de cet environnement urbain. Les couleurs descendues, de gris pâle, de bleu, de rose, convoquent une tendresse maquillée de mélancolie pour ces riverains des bâtiments de Majorque, en croisant avec l'un des motifs du scénario - le fait que la vie soit une chose précieuse, et le regard rétrospectif posé sur ceux qui nous ont quitté trop tôt. 
 
C'est dans ces interstices, dans ces anonymes croisés au détour du voyage que Karmen trouve ses accents de génie. D'un ouvrage focalisé sur une héroïne solitaire, le scénario part vers un sentiment plus universel en donnant une histoire à ces passants croisés au détour des rues. Des histoires touchantes, des histoires plus tristes parfois, mais des histoires authentiques, une fois passé le rempart de l'intime et de l'intérêt individuel pour un unique personnage principal dans ce grand regard rétrospectif sur l'existence. Comme un sentiment de connexion aux autres, évoqué en filigrane dans le nom de cet ange aux cheveux roses qui sert de guide à l'héroïne.
 

 
L'histoire de Catalina, jeune femme perdue dans son histoire d'amour à sens unique avec son meilleur ami, permet à March de construire sa propre hiérarchie des instances dirigeantes. Une organisation bureaucratique pour les anges, passeuses de Styx, dont le boulot consiste généralement à rédiger des rapports sentencieux sur celles et ceux qui viennent de quitter ce monde. L'artiste déploie différentes tactiques visuelles pour donner vie à cet embryon de propos sur la mythologie de l'au-delà, foutue comme un ensemble de polygones aux angles stricts, un labyrinthe d'escaliers dans lequel les guides fonctionnent comme des archivistes suivant un code déontologique périmé. La gestion des destinations "enfer" ou "paradis" est dirigée selon un mode de pensée entrepreneurial, que March baptise "Karma Corp", dans cet éternelle suspension entre sérieux et second degré.
 
Catalina va évoluer à travers la ville en comprenant, presque trop tard, la portée des choix qui l'auront menée à se suicider. En entrant en contact avec d'autres individus, l'héroïne réalise peu à peu la valeur de la vie, sujet principal de cet ouvrage qui tendrait à laisser la porte ouverte à l'espoir, ou à un deuil doux amer dans une plus large perspective. Sur plusieurs points, Karmen évoque ainsi le dernier né des studios Pixar, Soul, tant dans ses qualités que dans ses quelques défauts : une vision de l'au-delà calquée sur des logiques bureaucrates, une anomalie dans le système qui viserait à remettre en perspective certaines données sur la beauté du vivant, mais une lecture plutôt simpliste de ces problématiques. March, vraisemblablement inspiré par une expérience personnelle, transforme cette angoisse morbide en un bel objet artistique, une méditation sereine sur l'amour, la beauté de la nature ou la densité des parcours d'anonymes croisés chaque jour au coin des rues de sa ville. L'auteur canalise son propos dans l'authenticité de cette héroïne perdue entre deux trajectoires, et dans ces moments de vie sélectionnés pour construire le parcours de Catalina et Xisco.
 

 
Mais, le bouquin n'est pas nécessairement exempt de défauts - ou d'appréciations plus personnelles. Dans le cas de la représentation de l'héroïne, systématiquement dévêtue au fil de l'aventure, l'usage ne semble pas s'inscrire dans la tradition de sexualisation des corps emblématique de l'oeuvre de Guillem March, mais plutôt dans une envie de dépouiller le personnage de ses attributs matériels, comme nue et seule face à ce dernier voyage d'apprentissage. A moins qu'il ne s'agisse d'un autre effet de style pour atténuer l'aspect macabre du livre, qui désarçonne au départ par cet étonnant choix de représentation. L'artiste s'amuse à suivre la morphologie de Catalina dans la chorégraphie de sa promenade aérienne, en suivant la logique de Crepax ou Manara : le corps nu systématiquement au coeur de la case, comme guide pour le regard dans le sens de la lecture. Différents jeux de mise en scène ou découpages du mouvement appuient cet effet artistique. Le placement des cases est inventif, les effets visuels nombreux, souvent ludiques, pour un ensemble riche et élaboré - le fruit d'années de recherche sur la mise en scène, rentabilisés dans la démonstration graphique générale, de haute qualité.
 
Sur le plan moral, March pose un regard très individuel sur la question du suicide, ou sur le concept ésotérique du "karma" comme succession de choix et conséquences. Thématique notoirement glissante pour les auteurs de fiction, cette idée de l'autodestruction sert plus d'amorce au dessinateur pour lancer son aventure que de constat moral définitif sur les victimes de dépression ou autres malades chroniques susceptibles de céder à l'automutilation - Karmen aurait plus à voir avec un appel à s'émerveiller dans le quotidien des existences, un appel à s'ouvrir aux autres ou à profiter du temps présent. Quelques maladresses traînent au détour de l'une ou l'autre bulle de dialogue, avec des interactions qui manquent souvent de spontanéité (en particulier dans les premières pages, où l'artiste dose mal les atmosphères de confusion et d'exposition des situations initiales). La sincérité de l'histoire de Catalina dépendra mécaniquement des expériences de chacun autour de la question du suicide, ou de l'historique relationnel des unes et des autres.
 

 
Avec Karmen, Guillem March va toutefois plus loin, plus haut. L'ouvrage est une authentique leçon de dessin et de mise en forme des couleurs, dans une ambiance atmosphérique souvent assez silencieuse. Quelques influences de bande-dessinée italienne ou française ici ou là, un énorme travail de recherche pour composer la topographie de Palma en suivant différentes lignes de fuite, et une étude de la morphologie mise au service du mouvement. Sur le plan du texte, l'auteur va chercher au fond de lui un propos sincère, habillé de concepts abstraits sur le chaos et le grand ordonnancement universel du vivant, pour évoquer une envie très universelle d'apprécier les choses comme elles viennent, avec un peu de tristesse et beaucoup de douceur. Dans la bibliographie de l'artiste (ou dans le cadre de ses expériences avec l'écriture), Karmen va compter. 

Karmen compte déjà, s'apparentant à ces fulgurances poétiques qui surgissent parfois dans la carrière d'un artiste déjà établi, et qui marquent généralement un avant et un après. En quittant les rigidités et les compromis du super-héros mainstream, Guillem March sera parvenu à composer sa propre petite toile de maître, en se réappropriant les outils de son travail, sans scénariste extérieur, sans encreur ou coloriste désigné. Une histoire plus personnelle et construite qui n'attend plus que d'être redigérée par un lectorat anglophone plus habitué à sa lecture gonflée des héroïnes de Gotham City, en attendant de voir évoluer cette bibliographie parallèle d'ici les années à venir.
 

 
Karmen parle de la mort, et Karmen parle de la vie. Avec ce roman graphique paru aux éditions Dupuis, l'artiste Guillem March casse son image de bon exécutant pour l'industrie du super-héros américain, en s'improvisant scénariste d'une trajectoire brisée. Piégée au carrefour de l'existence, Catalina évolue dans la majesté de rues de Palma de Majorque à la recherche d'un espoir nouveau. Allégorie sur le choix, sur la capacité de chacune ou de chacun à trouver le bonheur, l'amour ou l'éveil des sens, Karmen est une franche réussite, de la part d'un artiste dont on devra attendre d'autres fulgurances du même genre, à terme. Ne serait-ce que pour tenir compagnie au bouquin sur les étagères de passionnés de l'art séquentiel, heureux de féliciter l'effort des artistes capables de se mettre à nu.

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