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Édito #59 : L'enfant est le père de l'homme. Surtout chez Image Comics.

Édito #59 : L'enfant est le père de l'homme. Surtout chez Image Comics.

chronique
Théorisé par de nombreux artistes et philosophes au fil des siècles, le passage du statut d'homme à celui de père a fait l'objet de milliers d'études et d'œuvres d'art. Passage essentiel de la vie de tout un chacun grâce notamment à son aspect de "premier jour du reste de ta vie", la paternité avait déjà été l'objet de nombreux Comics du Big Two, obsédés par l'idée de succession entre les héros majeurs et leurs sidekicks.

Sauf qu'il y a bien plus que l'héritage biologique et philosophique dans le fait de devenir père, et que l'exil artistique et l'âge globalement rapproché d'une génération d'auteurs tous devenus parents ces 5 à 10 dernières années constitue un épiphénomène artistique sans précédent chez Image Comics, qui s'offre en plus une variété de styles et une richesse d'écriture absolument dingue, sur fond de découverte du rôle de parent. 
 
Personne ne connait mieux un homme, ses faiblesses et ses peurs (c'est important) que lui-même, et le fait de devenir père accouche bien souvent d'une douloureuse introspection, particulièrement au sein d'une société à l'héritage chrétien, où l'image du chef de famille est encore trop souvent ancré chez tous les hommes, qu'ils soient actifs et "modernes" (est-ce être un parangon de modernité que de participer à égalité aux tâches ménagères et autres incommodités, ou est-ce plutôt l'affaire d'une éducation rondement menée ? C'est un autre débat de langage que l'on aura peut-être plus tard vous et moi, autour d'un verre). Ainsi, parce que les auteurs sont des gens comme vous et moi, plein de doutes et de questionnements, ils n'échappent pas aux grands mystères. "Pire encore", leur imagination et par conséquent leur profession les amènent au pied du mur. Un mur qu'ils vont franchir grâce à l'écriture, véritable exorcisme des "idées coincées", comme le savent tous ceux qui un jour ou l'autre ont attrapé la plume avant de comprendre la puissance d'une telle autoanalyse, chère à ce bon Sigmund Freud. C'est ça être père, comme dirait Pascal Obispo. 

 
Parmi les coupables de cet épiphénomène aussi riche intellectuellement que narrativement (notamment parce qu'il ne s'agit que d'excellentes séries, la grande majorité de la production d'Image Comics faut-il le rappeler), on trouve des noms aussi connus du grand public que des amoureux de Comics creator-owned, tels que Rick Remender, Jason Aaron, Mark Millar, Scott Snyder, Brian K. Vaughan et Matt Fraction, qui seront nos sujets d'étude aujourd'hui, même si l'on pourrait étendre encore cette liste à de nombreux auteurs. 

Débarrassés des contraintes éditoriales et à l'abri pour quelques temps grâce à leurs travaux (parfois alimentaires) chez Marvel et DC Comics, ces cinq stars des comics contemporains ont un petit quelque chose de leur génération précédente, qui avait elle-aussi quitté le Big Two pour aller fonder une maison d'édition au début des années 90. Une maison d'édition qui s'appellera Image Comics, et qui mutera il y a quelques années pour devenir le berceau de la création libre (tout en ayant accès à une distribution conséquente) au business model bien rôdé. Pour rappel, chaque auteur reverse les bénéfices des trois premiers numéros de sa série (moins quelques bonus, évidemment) à l'éditeur, qui s'engage en contrepartie à délaisser les bénéfices de l'ensemble des numéros suivants à ses auteurs. Une aubaine pour des artistes qui sont des noms majeurs de l'industrie, et qui peuvent compter sur un fidèle public qui a compris que ses goûts étaient façonnés autour des artistes, et pas des héros qu'ils écrivent. 
 
Obsédés par le rapport empathique à leur enfant, qu'il soit déjà né ou pas, enfant unique ou non, par sa condition de futur citoyen, de jeune témoin d'une situation pas toujours évidente et de progéniture parfois lâchée seule face au monde ; les auteurs rappellent aussi chacun à leur manière le devoir d'éducation qui est inhérent à chaque parent. Un devoir parfois difficile à assumer, pour qui est persuadé de ne pas pouvoir affronter ses propres peurs délesté d'une telle responsabilité. Et c'est bien là que tout ce thème devient excitant, puisque les auteurs vont tous tourner autour de ces quelques idées à travers des prismes tous plus originaux et/ou aux antipodes les uns des autres, tout en apportant des éléments de réponse globalement communs, surtout lorsque l'on en vient aux valeurs humaines que se doivent d'être transmises d'une mère et d'un père à leur enfant. 
 

 
"Devenir père n'est pas difficile. L'être l'est, cependant."

Et puisque c'est finalement le découpage le plus pratique, et que ma productivité et le format de cette chronique m'y obligent, prenons ces auteurs les uns après les autres, pour voir dans quelle mesure ce qui passe pour un thriller, une œuvre de science-fiction, un comic-book d'horreur ou un hommage au super-héros classique cache en réalité une profonde réflexion sur l'accession au statut de père. 

Commençons avec l'évidence, celle qui rime avec excellence et qui a fait de sa carrière chez Image Comics un véritable recueil de sa réflexion sur le rôle de père : Rick Remender. Interrogeant son héros et son omniprésente carrière au dépit de ses enfants dans Black Science, il va même se servir des dimensions pour parallèles pour questionner sur la filiation, en imposant des parents d'un univers différent à certains de ses enfants. Mieux, il pourra se servir du côté interchangeable de ses héros pour faire vivre d'horribles aventures et connaitre de tristes destins à ses personnages, qu'ils soient adultes ou pas encore en âge de le devenir. Une leçon du genre, et un chef d'œvre de Science-Fiction in fine.
 
Plus tard, c'est avec son compère Greg Tocchini, avec qui il avait réalisé Last Days of American Crime (Emmanuel Proust Editions chez nous), qu'il lance Low, une autre série de Science-Fiction plus (sous-)marine, où une famille pourrait bien changer le cours de l'humanité. L'auteur va alors aborder de front "l'élément famille", axant son récit et ses rebondissements sur ce qu'une famille peut produire ensemble, nous renvoyant une première fois à des considérations d'éducation et des vertus d'une famille qui échange, qui crée. 

Cet aspect éducatif des choses concerne évidemment beaucoup celui qui, s'il n'écrivait pas de comics, se décrit comme un profond junkie. Sorti du circuit scolaire très tôt en raison de ses désaccords avec les programmes qui lui étaient proposées avant de grandir au cœur du hardcore de la fin des années 80, Remender va faire de Deadly Class sont pamphlet contre l'école, telle qu'elle nous est proposée dans les sociétés occidentales. Combattant les barrières et l'histoire racontée par les vainqueurs, l'auteur va alors livrer une allégorie du système scolaire et des remous de l'adolescence au travers d'une école d'assassins. Pas mon titre préféré de Remender, mais il faut y reconnaître la qualité des questionnements d'un père prêt à confier ses enfants à un système qu'il rejette chaque jour à travers son art. 

Autre auteur à être passé par Marvel avant de s'en écarter (même s'il signe encore la nouvelle série Doctor Strange aux côtés de Chris Bachalo et Star Wars, illustre représentant du thème qui nous intéresse aujourd'hui), Jason Aaron va lui aussi attaquer un aspect primordial de la parentalité, en nous parlant d'héritage avec Southern Bastards. Perçu comme une suite logique de Scalped (Vertigo), sa série nous présente l'enfant adopté d'un sudiste notoire, à l'exception que celle-ci est noire. Je ne vous gâcherai rien de la relation qui unie les deux protagonistes de cette série aussi violente que réussie, notamment parce que ce serait vous gaspiller un élément majeur de sa narration plus vite que prévu. Surtout que derrière cette belle réflexion sur l'héritage philosophique se cache un des meilleurs polars du moment, raison de plus pour ne rien dévoiler.

Punk le plus malin de l'industrie par sa propension à transformer tout ce qu'il écrit en or film, Mark Millar a lui aussi versé dans l'écriture parentale avec Starlight et Jupiter's Children, peut-être ses deux titres les plus sages ces dernières années. Créés avec Goran Parlov et Frank Quitely, les deux séries sont l'hommage de l'Écossais à une BD plus proche des auteurs européens qu'américains, et porte dans les deux cas sur des héros en fin de carrière, qui doivent déléguer à une plus jeune génération qui n'a jamais dû apprendre à se servir de ses pouvoirs ou à honorer ses responsabilités. Deux belles réussites qui, là aussi, font office de plus qu'une simple réflexion sur l'héritage, puisque Millar y livre deux modestes hommages bourrés d'idées. Et quitte à choisir, je vous conseillerai d'avantage Starlight, que je trouve plus concis / plus précis.

Si on parle "jeune auteur, nouveau parent", impossible de passer à côté de Scott Snyder. Déjà passionné par ce thème au moment devenir père lui-même, en témoigne ses premiers arcs sur Detective Comics qui mettaient en scène James Gordon Jr, l'auteur va complètement verser dans une écriture portée vers ses deux enfants avec Wytches. En effet, derrière son hommage à son ami et mentor Stephen King, l'auteur de Batman va transposer sa situation familiale dans un univers glauque particulièrement personnel (comme vous pourrez le constater avec les nombreux bonus à la fin de l'édition Urban Comics, qui sort une dizaine de jours), où un père doit faire face à tous les aspects de son rôle, de sa fille à sa femme en s'occupant de sa carrière et de l'aspect héroïque qu'il peut revêtir aux yeux de son enfant. Fin, riche et sincère, c'est en plus l'un des meilleurs titres d'horreur des comics de ces dernières années, le prolongement de Severed pour ceux qui suivent l'auteur depuis ses premières amours horrifiques. 
 

Et nous sommes loin d'en avoir fini avec ce déchainement de grands noms des Comics, puisque Brian K. Vaughan fait évidemment lui aussi figure de maître lorsqu'il s'agit d'évoquer le rôle de parent. D'abord avec Runaways, quand il n'était lui même qu'un jeune homme pas encore en charge de sa progéniture, où il mettait en scène des adolescents rebelles, qui combattent leur terrible autorité parentale. Plus tard avec Y : The Last Man, où il s'emploie tout au long de 10 tomes à nous interroger sur le miracle de la vie. Il y a aussi consacré Saga, sa plus grande série et celle qui tourne depuis le départ autour d'une naissance, et je le soupçonne très fort (mais c'est impossible de lui arracher les vers du nez) de l'avoir écrite pour son propre nouveau-né, et de la continuer le temps que celui-ci atteigne un âge suffisant pour découvrir ce bijou. Le tout en régalant des centaines de milliers de lecteurs de l'une des meilleures séries de comics qu'il nous ait été données de lire. Il est clair qu'un édito' ne suffirait pas s'il s'agissait d'évoquer simplement la richesse de son propos sur le couple, la naissance, l'éducation et les autres thèmes majeurs de l'accès au rôle de parent, et je vous renvoie à ma critique de l'excellent cinquième tome, pour en apprendre un peu plus. 

Bientôt, c'est un autre auteur papa qui nous ouvrira sûrement les portes de sa réflexion, même s'il a déjà parlé de nombreuses fois de son rôle de père, particulièrement en évoquant le fait de travailler pour les deux majors pour le besoin de ses impôts, puisque Matt Fraction nous offre avec Sex Criminals le parcours d'un couple de deux brigands pas comme les autres, qui eux aussi franchiront sûrement le pas de devenir parents, malgré leur volonté de rester jeunes pour toujours.  

D'ailleurs, si l'on veut évoquer cette franchise dans le discours, on peut aussi parler de Brian Wood, qui a expliqué à demi-mots accepter plus de travaux alimentaires et parfois bâclés depuis la naissance de ses enfants, eux "qu'il doit bien nourrir". Quand les grandes questions vous rattrapent dans le quotidien, finalement. Je pourrais aussi vous parler dans les détails de ce bijou de Descender, signé par Jeff Lemire, qui tourne lui aussi sur l'idée du créateur en long, en large et en travers. Là aussi, en se permettant à côté de cette richesse d'être ce qui se fait de mieux en matière de BD (il faut voir les dessins de Dustin N'Guyen), et en Science-Fiction. Un classique instantané, dont on vous a déjà beaucoup parlé, et dont on vous reparle bientôt. 
 
Bref, je pourrais vous parler encore des heures et en détails de la richesse presque sans précédent développée par ces grands noms au sein de leurs titres, mais puisque cet édito s'éternise déjà énormément sans que je n'ai eu l'impression de pouvoir vraiment aller au fond des choses, je vous encourage vivement à vous procurer l'un, plusieurs ou la totalité de ces bijoux, il s'agit exclusivement de titres d'excellence, qui ne méritent que votre attention. Régalez-vous, que vous soyez déjà parent ou responsable en devenir ! 
Sullivan
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