Home Brèves News Reviews Previews Dossiers Podcasts Interviews WebTV chroniques
ConnexionInscription
Bitter Root : Eisner, vous avez dit Eisner ?

Bitter Root : Eisner, vous avez dit Eisner ?

chronique

Bitter Root est une série formidable.

Toutes les critiques, américaines comme françaises et sûrement d'ailleurs se sont accordées à le dire. Mon esprit cartésien me dit qu'un titre n'est nommé, ou ne remporte pas d'Eisner Awards sans raison. Alors que le troisième et dernier arc de la série de David F. Walker, Chuck Brown et Sanford Greene a entamé sa publication chez Image Comics, la publication du second volume chez HiComics est là pour nous rappeler toutes les forces que porte avec elle la bande dessinée, quelle que soit son origine. Mais les thématiques, l'univers et l'imaginaire qui composent Bitter Root, ainsi que son accompagnement éditorial, en font un comicbook qui s'érige très haut dans tout ce que le médium est capable de faire.

Dans le Harlem des années 1920, une période très importante dans l'histoire de la culture afro-américaine, la famille des Sangerye est occupée depuis des décennies à lutter contre des démons. Les Jinoos ont ceci de particulier qu'il s'agit de personnes blanches transformées par la haine des autres, particulièrement de celles et ceux qui n'ont pas la même couleur de peau. Dès le premier tome, la métaphore était évidente : Walker et Brown sont là pour nous parler de racisme par l'imagerie du monstre et l'exacerbation des sentiments négatifs qu'une communauté peut avoir envers une autre. Frontal, le message ne pouvait qu'être retentissant, puisqu'il est inutile de rappeler la façon dont les Etats-Unis se sont construits autour d'une histoire particulièrement violente - d'abord envers les populations natives, puis celles qui ont été réduites en esclavage. Bitter Root fait partie de ces oeuvres qui ramènent sous un angle de fantasy et d'action une thématique qui revient de plus en plus fortement dans la pop culture outre-Atlantique. Entre tensions sociales et politiques, et parce que le milieu culturel s'ouvre certainement plus à des voix qui n'étaient alors pas écoutées (et dans le monde des comics aussi), une façon de mettre une société en manque de paix face à ses démons.


Bitter Root a ceci de profond que le titre ne se contente pas d'une opposition binaire, manichéenne, parce que la haine de l'autre n'est pas l'exclusivité d'une couleur de peau. Particulièrement dans ce second tome, la place de l'antagoniste principal est développée et apporte un ensemble de relief qui aide à comprendre ses motivations. Simple méchant et opposant idéologique aux Sangerye dans le premier arc, il occupe une place centrale dans ce second volume. Il va sans dire que d'ancrer la backstory du personnage dans les émeutes de Tulsa, évènement historique qui a repris énormément d'importance publique depuis bientôt deux ans avec son ancrage dans la série TV Watchmen, apporte une couche historique cruciale pour le récit. Brown et Walker ont également à coeur de développer les relations de leurs héros, dans une famille complexe. Tout ne monde n'entretient pas les mêmes rapports et la place des personnages féminins occupe une place toute particulière, ce qui permet d'aborder la question de l'héritage ou de la place des femmes, tant dans le contexte purement familial que dans le reste de la société. 

On avait de toute façon déjà remarqué dès le premier volume la richesse du propos de Bitter Root, qui a également cette force (même si ici, on trouverait que c'est dommage) de pouvoir se reposer sur un imaginaire dantesque et une action frénétique pour se laisser porter purement par l'action et la dynamique de son récit. Le bestiaire développé par Sanford Greene tape toujours dans le mille, alors que le découpage de l'artiste regorge de (bonnes) idées sur la plupart des planches. Quoique certains pourront en trouver certaines chargées et que certaines ellipses temporelles peuvent perdre au cours de la lecture, on se passionne pour la famille Sangerye, pour leurs dynamiques, notamment après les retrouvailles qui ouvrent ce second tome. Avec certains personnages présumés disparus, c'est aussi une forme absolue du mal qui arrive sur Terre, ce retour étant l'amorce d'une lutte sans précédent, dont on va également pouvoir explorer les racines dans le premier chapitre de l'ouvrage. L'été Rouge se comporte de courts récits qui permettent de replacer chacun des protagonistes, permettant par la même occasion d'inviter quelques artistes là aussi talentueux, qui font vivre différemment l'univers de Bitter Root.


Ce qui fascine, en revanche, c'est le soi apporté par l'accompagnement éditorial - qui permet de souligner le travail impeccable de Basile Béguerie à la traduction. Chaque chapitre, dans sa publication VO, est accompagné en effets de bonus en prose, des essais proposés par des universitaires, auteurs et autrices, pour aller explorer plus en profondeur les thématiques de la série (notamment sociales), et apporter un éclairage supplémentaire non seulement bienvenu, mais indispensable. S'il est facile en effet de voir le message principal de Bitter Root, il serait prétentieux en France de prétendre tout connaître de l'histoire noir-américaine ou de comprendre l'importance de certains éléments placés dans le récit. Ces annexes apportent ce qu'il faut pour mieux comprendre les intentions de l'équipe artistique, et de capturer pourquoi la série a su se faire une place si importante dans le paysage de la bande dessinée indépendante. Il semble parfois vain de marteler qu'un comicbook est bon parce qu'en plus de raconter une bonne histoire, il apporte des valeurs et des idées avec lui. Je suis convaincu que le titre est une lecture importante à cet égard, et permet d'apporter à sa façon une clé de lecture sur des faits de société qui ont toujours cours aujourd'hui. L'aspect "populaire" de cette culture pop a toujours fait du comicbook un vecteur facile de messages (doit-on encore rappeler que dès sa première apparition, Superman s'en prenait à un mari violent ?), Bitter Root n'en étant que l'exemple d'une excellente démonstration moderne. 

Dans le milieu des comics indé', on arrive à trouver chaque mois une lecture entraînante, un imaginaire qui fascine, des personnages qui donnent envie d'être suivis tome après tome. Bitter Root est de cette trempe, avec un enrobage d'idées qui la fait s'élever au-dessus du lot. Son message est certainement très américano-centré, mais l'édition française lui permet d'être compréhensible à toutes et tous. Loin de nous l'idée que toutes les bande dessinées se devraient d'être aussi frontales dans leur aspect politique, et justement : Bitter Root porte autant à l'évasion qu'à la réflexion. On ouvrait cette chronique en vous disant que la série est formidable. Copier coller pour la conclusion.

- Vous pouvez commander Bitter Root Tome 2 à ce lien

Arno Kikoo
est sur twitter
à lire également
Commentaires (0)
Vous devez être connecté pour participer