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Dans l'Oeil du Psy : Dr. Manhattan

Dans l'Oeil du Psy : Dr. Manhattan

chronique

"Dans l'Œil du Psy" est une rubrique qui propose d'éclairer l'univers de la culture comics et geek par le prisme de la psychanalyse. Pour y apporter un regard différent et inédit sur ce que nous croyons connaître déjà, mais qu'il s'agit parfois de regarder.. à deux fois!

Disclaimer : cette chronique a été rédigée en intégralité par Alex Hivence
Psychanalyste dans la vraie vie, il analyse sous son identité secrète la psyché et la personnalité des héros de la culture comics, manga, et geek.

Attention : un (très) léger spoiler sur la fin de Doomsday Clock se cache en conclusion


Dr. Manhattan. De ce personnage bleu métaphysique, nous pourrions ne voir que peu d'aspects le rattachant à une humanité, à notre humanité, voire à notre propre fonctionnement psychique. Et pourtant, derrière son avatar quasi-divin, ne pourrions-nous pas y voir le plus humain des Watchmen, voire des héros? Sa présence bleue comporte une singularité évidente : quiconque lit son histoire, que ce soit dans la BD culte Watchmen, dans son prélude Before Watchmen ou dans la récente série TV, y trouvera à la fois des éléments familiers et étranges. Voire, étrangement familiers parfois. Alors, de quoi le Dr Manhattan est-il le nom? A quel aspect de notre psychisme nous renvoie-t-il, à quel reflet de nous-mêmes? Ne serait-il pas, au final, le plus proche de nous dans sa psychologie? C'est ce que nous allons voir avec ce premier numéro de "Dans l'Œil du Psy"!

Intro : le rapport au temps, une question des origines

Le Dr Manhattan est de manière irrémédiable rattaché au Temps. Il navigue entre les années, les périodes de sa vie, évoque le passé comme l'avenir en même temps que le présent, et semble détaché des contraintes temporelles. Il vit le temps comme un espace dans lequel sa pensée se déplace. Dès les origines, Jon Osterman est rattaché à la notion du temps : son père, horloger, lui transmet son intérêt minutieux pour les mécanismes horlogers, pour le mécanisme du temps, du temps s'écoulant sur un continuum linéaire représenté par les aiguilles.

Il est mentionné que son père cessera son métier au moment de la découverte de la relativité du temps par Albert Einstein.Comment entendre alors cette étape sur le plan psychique? Ici, nous pouvons entendre que le père de Jon Osterman est mort, mort symboliquement, c'est-à-dire que son savoir devient caduque, ce savoir qui soutenait le jeune Jon et auquel il s'identifiait. Cela renvoie à une étape psychologique pour le névrosé, c'est-à-dire vous ou moi, où le père, la figure paternelle idéalisée, celle qui détient un savoir sur le monde, cesse d'être idéalisée, voire se trouve totalement dépassée. Ici, cette sécurité qu'offrait cette maîtrise métaphorique du temps pour le jeune Jon vole en éclats. Bien avant l'explosion qu'il subira dans la chambre du champ intrinséque, voici la première détonation : le temps meurt, et son père, symboliquement, aussi.


Cette mort symbolique du père, cette faillite du savoir de la figure paternelle que le sujet va chercher malgré tout à reformer inconsciemment correspond à une forme de névrose appelée névrose de contrainte. Le sujet va se créer un ensemble de contraintes afin de tenir son désir propre à distance, et tenter de remplir une mission qui nous reste à découvrir.

Une névrose du corps et du temps

Le Dr Manhattan devient cet être irrémédiablement rattaché au temps. Après cet accident survenu dans la chambre du champ intrinsèque, il vole littéralement en éclats. Son corps n'est plus. Et ce sera uniquement par l'effort de sa pensée qu'il se reconstituera un corps d'énergie. Ce rapport double au corps et au temps contient aussi des traits particuliers : le corps et la pensée sont ainsi posés comme deux éléments opposés. Là où le corps vole en éclats, la pensée peut reconstituer un corps idéalisé, qui n'est plus le corps d'origine. C'est un corps, pourrait-on dire, qui n'est plus sexualisé.

Ainsi, progressivement, le Dr Manhattan passera d'une tenue minimaliste à un cache-sexe en forme de M noir, qu'il abandonnera ensuite pour se révéler tel qu'il se perçoit, en dehors des contraintes sociales mais aussi hors sexualité. La scène érotique avec Spectre Soyeux dans le film illustrera qu'il ne vise qu'à remplir une fonction pour l'Autre, sans plaisir. Le corps recomposé a quitté le champ de la sexualité comme celui de la temporalité, pour atteindre celui de la pensée pure.


Une névrose du doute permanent

N'être qu'un être de pensée pure, ou se percevoir comme tel, revêt certains bénéfices et certains inconvénients. Le premier de ces inconvénients sur le plan psychique réside dans le doute permanent. Le Dr Manhattan, ceci dit, ne semble pas douter en permanence, vous dîtes-vous certainement. En effet, d'une certaine façon. Mais son doute prend une forme particulière qui est une forme de doute déguisé : il vit dans un monde où tout est possible mais où, dans le même temps, il n'est que spectateur. C'est un doute sur son désir, c'est-à-dire qu'en même temps qu'il est capable de percevoir les mouvements et les engrenages des éléments l'entourant, le Dr Manhattan doute de son désir, ne se percevant que comme un rouage parmi d'autres. 

Il est le plus souvent incapable de pouvoir formuler ce qu'il souhaite, désire, se contentant de décrire l'enchaînement des faits, leur mécanique et leur assemblage temporel. Ses actions, pour effacer le doute, ne s'accommodent plus de choix, c'est-à-dire de poser les choses en termes de ceci ou cela, mais superposent les éléments. Il est à la fois ici et ailleurs. Il est à la fois à telle époque et à telle autre. Evacuant le doute, le Dr Manhattan évacue ainsi le risque. Ses choix ne sont pas guidés par son désir mais par la perception rationnelle des évènements, ce qui le fige au demeurant.

Il faudra attendre la série Watchmen et une nouvelle itération du Dr Manhattan pour le voir prendre un risque, et pour le prendre il sera d'ailleurs guidé par une femme, et ce risque sera en l'occurrence le risque ultime pour le Dr Manhattan : le risque amoureux. Celui-ci passera par le fait de renoncer à sa toute-puissance, rejoignant ainsi ce que l'on appelle sur le plan psychique la castration,  c'est-à-dire l'acceptation de son état d'incomplétude, de non toute-puissance.


Une névrose de la Toute-puissance

Car en effet, avant d'en arriver à cette itération qui est un des chemins possibles consécutifs à la BD culte Watchmen, le Dr Manhattan a tout l'air d'incarner une forme de toute-puissance. Comme nous le disions plus tôt, n'être que pensée pure contient un inconvénient de taille : le doute. Mais son corollaire, son pendant, est de permettre d'accéder à une idée de tout-puissance. Laquelle prend ses sources, sur le plan psychique, dans la toute-puissance infantile. 

Chaque enfant est passé par ce stade où il se vivait comme centre de l'univers, créateur des objets et personnes qui l'entourent, et maître du temps. Une époque où la nudité n'était en rien gênante, une période précoce où la pensée devait rejoindre l'action. Le nourrisson, quand il pense au sein ou au biberon, quand il se représente ce besoin, se vit en même temps comme celui qui va faire surgir l'objet attendu par ses cris. Entre les deux, l'attente synonyme de frustration, mettra un temps à avoir un sens pour inscrire, justement, la notion du temps et de l'autre, de l'altérité. 

Au départ, le nourrisson est en quelque sorte le grand horloger de son univers qui organise l'ensemble des enchaînements dans une toute-puissance totale. Est-ce à dire que le Dr Manhattan se vit ainsi? Pas exactement, puisqu'il a vécu auparavant une existence lui montrant l'existence du temps et des autres. Cependant, le fantasme de toute-puissance n'est jamais loin. Et elle prend des allures d'une certaine obsession. Ainsi, cette névrose est-elle une névrose obsessionnelle. Le mot est lâché, quant au diagnostic, encore s'agit-il de l'explorer un peu.


Une névrose face à la mort (l'amor?)

Comment cette toute-puissance pourrait-elle s'illustrer idéalement sinon dans le fait de contourner la mort? "Rien ne finit jamais", répète à plusieurs reprises le Dr Manhattan. C'est en l'occurrence sa phrase fétiche, presque une pensée magique, c'est-à-dire une pensée qui à force de se répéter tendrait à être de fait vraie, à l'instar des enfants qui se répètent certaines phrases, ou même des adultes en certaines occasions. "Bonne année, bonne santé" en sont des exemples parfaits en début d'année. Ainsi le Dr Manhattan semble bel et bien avoir vaincu cette idée de la mort, comme nous le faisons nous-mêmes, dans notre petite névrose, en évitant de penser à notre mort chaque jour que le grand horloger fait. Ici, le Dr Manhattan illustre donc à merveille cette pensée névrotique mettant la mort à distance par un ensemble de subterfuges. 

Et la névrose dite obsessionnelle y parvient en réimaginant le temps, à la façon proustienne, c'est-à-dire comme une boucle. Une boucle qui fondamentalement permet une pensée non parasitée par l'idée de sa propre mort, mais qui dans le même temps isole. Car comment sortir de cette boucle ensuite sans faire face à des angoisses de mort imminente ? Cela explique dans la névrose obsessionnelle en quoi l'action et la mort sont liées, et que le doute se met bel et bien en travers de ces éléments-là, quand bien même rationnellement rien ne l'explique. Le Dr Manhattan est celui des héros qui s'est visiblement, dans le comics Watchmen, affranchi de la mort, affranchi de cette contrainte temporelle ultime. Mais ne pouvons-nous pas imaginer que la phrase leitmotiv "Rien ne finit jamais" soit incomplète, et que sa formule complète ne serait autre que "Rien ne finit jamais.. tant que je suis encore en vie" ? 

Si nous ajoutons cette suite, cela implique sur le plan psychique une forme de contrainte que se pose le Dr Manhattan au fond, comme tout névrosé obsessionnel inconsciemment. Cette contrainte récurrente, qui passe souvent inaperçue tant elle est refoulée, transformée, déguisée sous de multiples avatars que l'obsessionnel sait manier, est la suivante : "Rien ne finit jamais tant que je suis en vie car j'ai l'œuvre de mon père à terminer".

Une névrose d'un père (d'impair?)

Nous sommes à l'origine. Souvenons-nous. Le père de Jon Osterman est horloger, et celui-ci découvre avec la relativité du temps l'obsolescence de son travail. Le temps n'étant plus fixe, son métier, ce qui animait son être et semblait avoir permis à ce père de supporter le deuil de sa compagne tel qu'on le voit dansBefore Watchmen : Dr Manhattan ou la série Watchmen, n'est plus. La symétrie, l'ordre, la maîtrise sont les maîtres mots de la névrose obsessionnelle. L'horlogerie rassemblera ces idées dans un geste de précision et de contrôle, rassemblant le père et le fils. Jusqu'à la relativité venant faire exploser cet état. 

Le Dr Manhattan, au moment de son départ pour Mars, réalisera cependant lui-même un mécanisme géant d'horlogerie, telle une horlogerie céleste quantique reprenant les rouages appris auprès de son père en y joignant les siens propres. Le symbole qu'il porte au front, indiqué comme le symbole de l'hydrogène, élément de base de la création, ne peut-il se voir en même temps comme une horloge sans aiguilles? Des aiguilles à réinventer après qu'elles eussent volé en éclats. Le Dr Manhattan serait alors, comme tout névrosé obsessionnel, toujours cet enfant cherchant à maintenir un idéal paternel, à le remettre en route, à rétablir un idéal à sa mesure.


Une névrose du cataclysme

Comme toute névrose, la névrose obsessionnelle évolue avec son temps. Là où au siècle dernier celle-ci se manifestait par des angoisses autour de sa propre mort, des idées obsédantes engendrant des rituels de rangement, de nettoyage, pour "laver" ses propres pensées vécues comme parasites, des ruminations anxieuses, elle se manifeste de nos jours de façon relativement différente. Etant sensible aux discours de la société dans laquelle elle vit, la névrose obsessionnelle va notamment manifester son angoisse de mort à travers les théories de fin du monde, les pensées d'un cataclysme imminent, éléments venant notamment interroger sa mort propre de façon détournée. Car oui, l'obsessionnel-le aime bien les choses détournées. Et d'ailleurs, pour en revenir à notre cher Dr Manhattan, celui-ci manifeste bel et bien une angoisse très similaire ; il craint un cataclysme, et cette imminence d'un cataclysme ne lui permet plus de voir son avenir propre. 

C'est même à travers le fait qu'il ne perçoit plus son avenir qu'à travers une zone sombre, aveugle, qu'il imagine la fin, nucléaire à l'époque du comics, du monde. De nos jours, le Dr Manhattan percevrait une fin du monde cataclysmique par réchauffement climatique, dérèglement atmosphérique, montée des eaux soudaine. Il serait, en soi, un obsessionnel parmi d'autres. Mais d'ores et déjà, le Dr Manhattan, dès sa création, montrait cette évolution possible de la névrose obsessionnelle, prise entre tentation de rompre tout lien, angoisse de fin du monde et de la sienne propre sans avoir pu réaliser sa tâche, celle d'un idéal, et risque d'être paralysé dans un rôle de spectateur, voyant fuir son désir dans un brouhaha oppressant.


Epilogue : une question des origines

La série TV Watchmen, comme une série "After Watchmen", propose une issue à cette impasse, sous la forme que nous avons évoqué :  le risque du désir. La série Doomsday Clock, parue en V.O. chez DC offre une autre possibilité : entre deux choix possible, un troisième qui reforme, tiens donc, une nouvelle origine! Car le véritable pouvoir du Dr Manhattan, comme de tout névrosé obsessionnel ayant surmonté ses angoisses, est justememt, de pouvoir créer un choix qui ne semblait pas, à l'origine, parmi les possibles. Sortir de la boucle, en somme. Mais cette sortie de la boucle n'est-elle pas encore un trompe-l'œil? Le patronyme du Dr Manhattan étant "Osterman", en allemand, cela signifie l'Homme de Pâques. Ceux qui ont regardé la sérieWatchmen connaissent dès lors la signification de l'œuf, symbole en outre de résurrection. Ainsi, le Dr Manhattan semble avoir encore déjoué la fin.

 "Rien ne finit jamais", cela comporte bien des sens, et l'angoisse de mort demeure sans cesse à déjouer dans la névrose obsessionnelle, vouée à laisser son empreinte indélébile et à contourner cette angoisse de mort par des subterfuges aussi subtils que nombreux, pour réussir à vivre et à désirer au-delà de l'angoisse de mort. Très humain donc, au final...

La Redac
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