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Bad World de Warren Ellis : si Spider Jerusalem écrivait sur la bizarrerie du réel

Bad World de Warren Ellis : si Spider Jerusalem écrivait sur la bizarrerie du réel

chronique

Dans les projets de l'éditeur associatif Komics Initiative, qui s'attache, avec conviction, à combler les manques de l'importation séquentielle en France, on retrouve un doublé d'inédits de l'auteur Warren Ellis. Un nom ronflant sur le papier, associé à une poignée de classiques dans et en dehors de la culture super-héros. 

Suivre le chemin tracé de la bibliographie dense de Warren Ellis, c'est prendre une route qui part de 2000AD et Doctor Who dans l'Angleterre natale du bonhomme, puis serpenter entre Vertigo, Marvel et Image Comics plus récemment pour une pile de chefs d'oeuvres qui ne cesse de prendre en épaisseur. Quelques essais en chroniqueur dans le journalisme, une collection de prix et de récompenses et un crédit à l'écriture sur la série Castlevania de Netflix et sur le jeu Dead Space de Visceral Games. On pourrait en faire un macaron à floquer sur une couverture d'ailleurs, puisqu'en définitive, beaucoup de gens ne le savent pas.
 
Warren Ellis est surtout, aux yeux de beaucoup de gens, l'auteur de Transmetropolitan, un comics entamé chez Helix et déplacé chez Vertigo, où beaucoup de lecteurs s'amusent à trouver, chaque année, de nouvelles correspondances avec le présent. L'oeil affûté de l'auteur, posé sur les mécaniques sociétales et politiques, aura prédit quelques petits détails qui se seront retrouvés à de maintes reprises dans le futur - devenu, par la force des lois naturelles, le présent. 
 
Un président jouant sur une image sympathique, souriante et amicale pour dissimuler un ego surdimensionné, et plus intéressé par le contrôle et le renforcement des inégalités que par le bien commun, par exemple, quoi que l'Amérique ne soit plus forcément concernée par le danger du Sourire et de son envie de plaire à tous. D'ailleurs, difficile de dire que Warren Ellis avait inventé quoi que ce soit, tant les politiciens outre-Atlantique auront été nombreux à trouver une figure d'équilibre entre la proximité bonhomme d'un Kennedy et la brutalité politique d'un Nixon. Un modèle serait à définir en la matière. L'auteur avait cependant, et peut-être avant les autres, prévu le retour des nazis.

 

Avec Transmetropolitan, Ellis convoque la figure d'un journaliste directement inspiré par l'immense Hunter S. Thompson. Un autre fou qui aura passé sa vie et sa carrière à dresser des ponts entre journalisme et littérature, jetant aux orties le devoir d'objectivité pour commenter, du haut d'un buvard de LSD et à l'abri de ses verres de lunettes venus renforcer l'attrait du personnage, une actualité souvent inquiétante, voire préoccupante. Spider Jerusalem aura forgé, qu'il le veuille ou non, la signature de Warren Ellis dans ses chroniques sur la vie réelle. 

En tant que journaliste, activiste ou simple blogueur, une triple casquette de rigueur pour un auteur fou de travail, fou de création ou tout simplement fou, selon l'humeur du jour et l'état du moral. Aussi, n'espérez pas, en vous procurant Bad World, retrouver le scénariste professionnel et talentueux qui vous aura livré les merveilleuses Trees, Cemetary Beach, Moon Knight ou Hellblazer. Du moins, pas en surface. 

Le bouquin en présence s'associe plus à sa maison d'édition anglophone, Avatar Press, qui aura longtemps servi de refuge cathartique aux scénaristes du vieux continent. Pour se défouler, dans des histoires ultra-violentes, souvent grises ou cyniques, et des dessins qui ne brilleront pas forcément par leur accessibilité - avec La Trilogie Warren Ellis, publiée chez Hi Comics, ou l'imprint Aparat aussi proposé par Komics Initiative, mettons que l'auteur est un habitué des lieux. Loin d'être une oeuvre narrée, Bad World se présente plutôt comme un essai pamphlétaire, une série de chronique qui rappellerait celles de Jerusalem si ce-dernier avait traité de faits divers et de dérèglement humain plus que de politique et de société. On pourra dire que tout est politique, cependant. On pourra même le penser.
 
L'ouvrage remonte à l'explosion du web et à la démocratisation de l'informatique domestique au tournant des années 2000 - une période qui va aussi voir l'apparition de la paranoïa et du complotisme, et la résurgence d'un esprit réactionnaire chez les citoyens des Etats-Unis. Après le 11 septembre, un bon quart de la population américaine s'émerveille à l'idée que la chute du World Trade Center aurait pu être commandée, voire programmée, par le gouvernement, pour justifier une invasion de l'Irak et une privatisation des puits de pétrole locaux. Le sujet ne fait pas partie de Bad World, mais définira pour les années à venir une nouvelle mode née grâce à internet : les cercles de théoriciens du complot. Qui amassent des coïncidences pour en faire des preuves, s'organisent en groupuscules et présentent, à qui veut les entendre, leurs dossiers documentés. La Terre est plate, les Illuminatis dominent Hollywood, le réchauffement climatique est un mensonge des médias chinois, etc. 


 
Plus que cette frange à part, Warren Ellis va plus généralement s'intéresser aux méandres de la folie humaine, en présentant une série de cas réels, avérés, pour décrire cet environnement que les fous ont bâti autour d'eux. Une sorte de regroupement de ces articles de presse poubelle que l'on peut retrouver dans le film Men in Black ("un extraterrestre a volé la peau de mon mari") et qui n'ont pas attendu le web pour faire état de leurs convictions, s'adonner aux pires horreurs ou enfreindre une série de règles que l'on a tendance à ranger dans le champ du "normal". 

On parle ici d'opposants politiques hauts en couleur autant que de violeurs de poules ou du Project Blue Beam. Des figures, des faits, des actes, revendiqués avec fierté par certains ou rentrés dans un autre livre de règles sociales pour d'autres, en résumé, le taré au coin de la rue qui se dit attiré sexuellement par les dinosaures, pense que le gouvernement nous cache la vérité sur les aliens et qui cherche encore à savoir qui a flingué Kurt Cobain.

Loin de la figure de l'auteur érudit jugeant l'humanité depuis une tour d'ivoire, Ellis réalise un travail documenté sur ces cas d'école où la réalité dépasse la fiction. Interroger la normalité de l'être humain, l'idée que nous serions une espèce intelligente et ordonnée en mettant en évidence l'immense quantité de cas venant contredire cet état de faits. Bad World se vend comme une mise en lumière de ces anomalies, qui refusent le monde tels qu'on le leur présente et en inventent un autre, avec d'autres codes, d'autres normes, d'autres règles.


La foi chrétienne prend une place importante dans ces trois numéros compilés par Komics Initiative, en intégrant, par exemple, ceux qui attendent le retour du Messie, prophétisent sur l'idée que la Bible aurait prévu le Second Amendement et que le port d'arme serait donc un acquis de droit divin, ou en présentant le cas rare d'un aspirant politicien tentant d'obtenir, par référendum, le droit pour un état américain de quitter la fédération des Etats-Unis. Le rapport avec la chrétienté dans ce dernier cas ? C'est tout bête : le gars ne supporte pas l'idée que l'avortement, un acte médical païen dans l'absolu, soit légal dans son pays, et préfère donc se désolidariser de toute l'entreprise. En proposant de faire usage de la force nucléaire en cas de refus du pouvoir central. 
 
Les exemples sont pour la plupart éloquents, à l'instar des chroniques de Jerusalem, sur ces angoisses restées présentes près de vingt ans après la publication originale. Des groupes entiers de gens prêts à s'en remettre à une foi aveugle qui nie les faits scientifiques, les acquis du savoir et les preuves, matérielles, biologiques, pour s'en remettre à des normes plus abstraites. La supériorité raciale, une certaine fierté d'être américain, la croyance dans un modèle ancestral et une sexualité souvent troublée - si on ajoute un court passage sur la thérapie par l'urine, on pourrait se demander si Bad World n'aurait pas anticipé le jour où ces fous du quotidien auraient eu gain de cause, en menant l'un des leurs à la présidence du pays. Et, non, cette phrase ne sera pas retirée de cet éditorial.
 
L'idée selon laquelle certains auraient ainsi élu domicile dans un royaume hors de la raison et des fais inquiétait déjà l'auteur britannique en 2001, et l'auto-persuasion croissante de ces groupes, qu'il désigne comme essentiellement américains, sortirait largement du cadre du fait divers aujourd'hui. On imagine que le présent aurait en effet assez peu d'arguments pour lui donner tort. Cela étant, on pourrait lui reprocher de ne pas jouer collectif. Après tout, nombreux sont les auteurs de sa génération ou de sa nationalité à s'être essayés à la spiritualité absurde. Quelle place auraient les Mages du Chaos dont Grant Morrison fait partie, ou Alan Moore et sa déesse à corps de serpent, Glykon, dans un bouquin qui se fout assez copieusement de ceux qui voient dans les bébés bleus l'explication d'une origine extra-terrestre à la divinité Krishna

Cela étant, moins incendiaire que le monologue de Morrigan Lugus dans Supergod, Ellis n'en veut pas, ici, aux croyants. Il s'attaque surtout aux quelques illuminés qui justifient leur éloignement du réel et une série d'actes bestiaux par leur foi, au détriment de la médecine, de la science, de l'archéologie ou du savoir propre et attesté. Le bouquin embarque  tout de même une tacle envers Watchmen, pour ceux qui seraient intéressés.

 

On pourra s'amuser de voir Ellis s'éclater à défaire unes par unes les bizarreries du réel, avec la rationalité pour seul glaive, quand son propre chef d'oeuvre, Transmetropolitan, nous aura tous incités à verser dans le complot et la défiance des politiques, qui cacheraient derrière des discours bien écrits de plus sombres desseins. La différence se joue cependant à ce niveau, qui distingue les religieux des fanatiques : l'application de cette trouille bien réelle de voir des gens justifier l'injustifiable, ou fuir le plausible pour se réfugier dans une fiction auto-suggérée. Jusqu'à sortir dans la rue avec un couteau, et assassiner le premier venu. Peut-être qu'un alien le leur aura soufflé à l'oreille, peut-être qu'un dieu leur aura conseillé de se radicaliser et d'exterminer l'occident. La vérité est que ces cas d'école auront dressé le paysage de la toile moderne, où tout peut arriver, tout peut être dit, et donc, tout peut être pensé. Pour peu que vous ayez les faits nécessaires à la concordance du récit.

Avec Bad World, Ellis ouvre les portes du XXIème siècle, une ère où le web, désormais universel et à portée de mains pour chacun de nous, aura repoussé les limites de la normalité, permis à des dingues ou à des extrémistes de trouver leurs semblables dans un plus vaste périmètre, et à la prolifération des idéaux de cinglés, contraire à la rationalité ou à la science, de trouver une tribune de choix pour fédérer de nouveaux adeptes. 

Dans la postface de l'ouvrage, Jacen Burrows détaille l'aspect précurseur du bouquin, longtemps avant que le web et les réseaux sociaux ne démocratisent l'appétit du public pour ces cas de figure invraisemblables qui font désormais partie de notre quotidien. Depuis le fameux gag du "Florida Man", la secte d'esclaves sexuels de Chloe de Smallville ou ces désoeuvrés qui s'amusent à expurger Avengers : Endgame de ses personnages noirs ou féminins. Ce que l'on pouvait autrefois ranger dans la catégorie des dingues de la pire espèce, des anomalies du système normatif et de ces cas d'écoles qui peuplent les colonnes des faits divers de journaux sont aujourd'hui des reliques d'un monde où l'étrangeté, la pratique anti-sociale ou les convictions de l'ego seront devenues plus communes, plus habituelles. 

Il y aurait de quoi remplir tout un second volume sur les nombreux, nombreux cas de ces personnalités ou de ces faits devenus une part acceptable de la norme dans un monde devenu plus bizarre qu'autrefois. A sa façon, le regard prophétique, moqueur ou inquiet de Warren Ellis avait encore un coup d'avance dans son analyse de l'être humain - en prenant pour sujet les cas exceptionnels plus que le groupe, l'auteur nous rappelle que l'on peut parfois se sentir bien seuls, lorsque l'on prend pour acquise l'idée que l'humain est naturellement censé et pourvu des meilleures intentions. A se demander qui est réellement en majorité aujourd'hui.


Chaque page est illustrée par un dessin d'illustration imagée, souvent sombre et inquiétant, par un Burrows en forme qui choisit le noir et blanc pour ajouter à la froideur ou à l'absurde de ces personnalités. Le bouquin ne rentrerait donc pas forcément dans le cadre de la bande-dessinée au sens strict, on le rangerait plutôt dans la catégorie des essais illustrés. Certaines images fonctionnent, d'autres moins, dans une sorte de grand cirque des horreurs qui évoquerait le dessin satiriste d'une presse écrite sous respirateur artificiel aujourd'hui. Le style général correspond bien à l'école Avatar Press : choquer par la violence, le contraste, et abuser d'images marquantes pour dénoncer l'élucubration fasciste ou la dure réalité du meurtre. Deux interviews de Burrows ont été ajoutées, pour mettre en lumière les tenants et aboutissants de la publication, et éclairer le décalage temporel qui sépare l'édition originale de cette ressortie française - on appréciera ce bonus, au détour d'autres petits compléments.

Komics Initiative a également ajouté le segment Do Anything, un ensemble de chroniques rédigées par Ellis pour BleedingCool - le site d'information de Rich Johnston appartenant lui-aussi à Avatar, on imagine que ce complément permet d'intégrer l'ensemble des travaux en prose du scénariste pour l'éditeur britannique. Cette fois plus personnelle, et sans images, la plongée dans l'esprit fou de Warren Ellis passe par une mise en situation où l'auteur s'imagine discuter avec une sorte de fantôme de Jack Kirby, matérialisé dans un crâne récupéré de Philip K. Dick.

Plus perchée ou moins fluide, cette partie s'explique d'elle-même au fil des chroniques : tisser des liens entre les différents éléments du paysage culturel, depuis la bande-dessinée jusqu'à la musique en passant par le cinéma, avec une forte présence de Métal Hurlant et Druillet ou encore de Star Wars. Un chemin pas du tout fléché dans les réflexions touffues qui hantent le cerveau de Warren Ellis au quotidien, et pourrait vous mettre sur la piste de grands auteurs ou de grandes oeuvres au travers de sa réflexion, holistique, sur la construction d'une culture commune et le passage des générations. S'il vous plaît de raconter sur internet que Jack Kirby a inventé Star Wars à la suite de votre lecture, ne venez pas dire que c'est chez nous que vous avez lu ça.

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