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Portrait de Légende : Frank Miller, le recréateur de Daredevil

Portrait de Légende : Frank Miller, le recréateur de Daredevil

chronique

Les amateurs de comics qui s'amusent à chasser les easter-eggs dans les différentes adaptations sur les écrans seront servis avec Daredevil. En effet, la série de Netflix n'hésite pas à carrément recréer devant la caméra des cases et couvertures du légendaire Frank Miller. Pourtant, celui-ci n'a pas inventé le personnage, la primeur en revient à Stan Lee et Bill Everett, mais il est clairement celui qui l'a tiré vers de nouvelles sphères, qui a fait en sorte qu'il ne soit pas un super-héros ressemblant à tant d'autres et dont les histoires résonnent encore aujourd'hui.

Ce n'est pas Frank Miller qui a donc créé Matt Murdock, qui a fait de lui un descendant d'Irlandais et fervent catholique, pourtant il va développer en profondeur cet aspect du personnage. Pour une bonne raison, c'est qu'il connait bien cet environnement. Le futur artiste nait lui-même, dans le Maryland en 1957, dans une famille catholique et d'origine irlandaise, cinquième enfant d'une fratrie de sept. Ce fils d'une infirmière et d'un électricien ne parlera jamais beaucoup de son enfance, si ce n'est qu'on sait qu'ils connurent quelques jours difficiles avec du mal à joindre les deux bouts. On sait en revanche que dès son plus jeune âge, Miller a une passion débordante pour les comics, qu'il lit en masse. Tout comme les polars, qu'il dévore continuellement. Il conjugue ces deux passions en dessinant des détectives en trench-coat et des caïds patibulaires à longueur de marges.

Sa première véritable interaction avec le monde des comics, c'est quand à l'âge de 16 ans, il va écrire une lettre à Marvel. Dans celle-ci, publiée dans The Cat #3 (qui est la série solo de Tigra), le jeune homme aux idées déjà bien arrêtées salue les auteurs d'écrire une héroïne forte et dangereuse, se disant fatigué de ne croiser à longueur de comics que des femmes en détresse qui ne sont là que pour leur beauté. Déjà, la figure de la femme fatale se met en place dans l'univers de l'artiste en devenir. D'ailleurs, il ne va pas tarder, sitôt le lycée terminé, à quitter sa famille installée dans le Vermont pour emménager, en dépit du fait qu'il n'a aucun moyen, à New York. S'il souhaite apprendre auprès des plus grands, le principe de réalité le rattrape très vite et il doit trouver un petit boulot. La chance (ou alors ?) fera qu'il va tomber sur un job proposé par Western Publishing qui cherche un dessinateur pour faire des fill-ins, des remplissages ou des layouts. Un travail ingrat puisqu'il n'est jamais crédité, mais qui va achever de le former.

Alors qu'au bout de plusieurs mois, il voit enfin son nom apparaitre dans un comics, dans un back-up de trois pages de l'adaptation de la série télé The Twilight Zone, l'ambitieux dessinateur va aller au culot à la rencontre de Neal Adams qu'il admire. Ce dernier va alors lui donner de précieux conseils et même des leçons informelles. Il va aussi lui dire à qui s'adresser chez DC Comics (toutes ses demandes d'entrevues avaient été rejetées auparavant), à savoir Vince Colletta, l'encreur de Jack Kirby qui est devenu depuis le directeur artistique de l'immense éditeur de comics. L'œil avisé de Colletta va remarquer le talent du jeune Frank Miller, et va lui proposer de faire une page de comics de guerre. Un pied dans l'industrie, le dessinateur va enchaîner les histoires courtes et les fill-ins pour DC Comics. Jusqu'à ce que la concurrence lui propose mieux.

En effet, il va réaliser son tout premier travail pour Marvel en 1978 en dessinant un numéro complet de John Carter, Warlord of Mars. Après cela, il va réaliser pour la Maison des Idées plusieurs couvertures et numéros de remplacement, dont notamment deux numéros de Spectacular Spider-Man, qui voyaient l'Araignée faire équipe avec... Daredevil ! Ce sera sa première approche du personnage, et il va immédiatement tomber sous le charme. Si bien qu'il va demander à l'éditrice Jo Duffy de pouvoir le dessiner plus régulièrement. Celle-ci va passer le message à Jim Shooter, qui est alors le boss de Marvel. Comme les ventes de la série régulière de l'Homme Sans Peur sont en chute libre et que le dessinateur Gene Colan souhaite quitter le navire, il va faire de Miller le nouveau dessinateur régulier de la série. En mai 1979, il va donc commencer son long run sur le personnage. Travaillant sous la houlette du scénariste Roger McKenzie, il va rencontrer l'encreur Klaus Janson qui deviendra l'un de ses plus proches collaborateurs et amis. Le talent du jeune Miller va alors devenir évident et il sera très vite adopté par les lecteurs.

Pourtant, les ventes de la séries ne décollent pas. Pire, Miller en a déjà marre, trouvant les scénarios de McKenzie sans valeur, il veut déjà laisser tomber. On est à quelques semaines de passer à côté de la légende, quand un événement va tout chambouler : l'arrivée de Dennis O'Neil, bien connu pour ses histoires sur Batman et Green Lantern, en tant qu'éditeur du titre. Impressionné par un back-up que le jeune artiste a écrit, il va décider de virer McKenzie et va laisser Miller et Janson seuls aux commandes de la série. Dès son premier numéro au scénario, Daredevil #168, il montre l'influence qu'a exercé sur lui la découverte du manga dans les librairies new-yorkaises, notamment Lone Wolf and Cub, et va installé des éléments forts que sont La Main et Elektra. Surtout, il va radicalement changer la narration, moins verbeuse et plus visuelle, et le ton qui va être définitivement plus sombre, plus "adulte". Il va aussi faire la part belle aux arts martiaux, inventant par là une nouvelle façon de raconter les batailles de super-héros.

Ce run, qui sera couronné de succès et qui va définitivement installer Frank Miller dans le cœur des lecteurs, durera jusqu'en 1983, même s'il laisse de plus en plus la partie graphique à Klaus Janson, se contentant à la fin de faire les layouts, pour se concentrer sur le scénario. Entretemps, il va aussi dessiner un numéro spécial de Batman, son premier essai sur le personnage, en grande partie pour remercier Dennis O'Neill qui scénarise cet épisode. Il va aussi dessiner une histoire de Chris Claremont sur Wolverine, l'occasion pour lui de transporter tout cet héritage japonais qu'il a créé dans l'univers d'un autre personnage. A la fin de son run de DD, il retourne chez DC qui lui propose de créer sa propre histoire. Celle-ci sera Ronin, qui pousse encore plus loin l'influence japonaise sur l'art du dessinateur et scénariste.

On arrive alors en 1986, une année assez exceptionnelle pour les comics, puisque parait Watchmen d'Alan Moore, mais aussi et surtout pour lui qui va alors enchainer les projets majeurs. En commençant par The Dark Knight Returns, qui voit un vieux Batman revenir combattre le crime dans un futur dystopique, avec encore moins de complaisance qu'auparavant. Une œuvre qui va profondément changer le paysage des comics par son ton violent et sombre. Il ne va pas s'arrêter à ce seul chef-d'œuvre, puisqu'il va enchainer la même année sur Daredevil : Born Again. Son retour sur le personnage qui l'a fait découvrir va atteindre de nouveaux sommets d'écriture, une quête de rédemption durant laquelle rien ne sera épargné à Matt Murdock, mais aussi de sommets graphiques alors que l'on découvre un David Mazzuchelli au talent exceptionnel. Et ce n'est pas tout, puisque en cette même année 1986, il va réaliser avec le tout aussi talentueux Bill Sienkiewicz le graphic novel Daredevil : Love and War, qui comble pour ainsi dire l'espace entre les deux runs de Miller sur DD puisqu'il explore la haine qui lie le héros aveugle à Wilson Fisk. Et comme si ce n'était pas suffisant, toujours avec Sienkiewicz, Miller va aussi donner une histoire à sa création adorée avec Elektra : Assassin, dans laquelle les deux artistes poussent encore plus loin les limites du médium de la bande dessinée et explore de nouvelles voies.

Cette année exceptionnelle va achever de faire de Frank Miller une superstar des comics, à une époque où cela compte particulièrement. Il ne va cependant pas se reposer sur ses lauriers et il va dès l'année suivante revenir sur Batman. Il retrouve Mazzuchelli pour l'occasion et ensemble ils vont créer Batman : Year One (qui parait dans la série régulière du Chevalier Noir). Aussi innovant narrativement que graphiquement, cette origin-story va avoir un impact immense sur le personnage. Alors que Superman enchaîne les histoires racontant ses premiers pas, tous semblent se casser les dents sur les premières aventures du justicier de Gotham, le poids de l'histoire de Miller semblant trop lourd à porter. Pourtant, il va rentrer en conflit avec DC Comics quand ceux-ci vont installer un système de classement des comics qu'il assimile à de la censure, et va claquer la porte de l'éditeur à la fin des années 80.

D'ailleurs, Frank Miller en a marre du work-for-hire (peut-être regarde-t-il aussi ce que fait Alan Moore ?) et décide de se consacrer à ses propres histoires. Juste le temps de finir un nouveau graphic novel pour le label "adulte" de Marvel, Elektra Lives Again, qui est colorisé par sa femme Lynn Varley et où il explore encore de nouveaux chemins narratifs. Après cela, il va travailler exclusivement pour Dark Horse, en commençant par la mini-série Hard Boiled, qui le voit revenir à son amour du polar. Ce comics dessiné par l'exceptionnel Geof Darrow est aussi un moyen pour l'artiste de se lâcher après des années de contrôle éditorial, si bien que ces pages contiennent leur lot de violence, verbale ou graphique. Après cela, il enchaine avec deux histoires de Martha Washington, cette fois-ci assisté au dessin par Dave Gibbons. L'occasion pour lui de mettre en scène une nouvelle héroïne dont les qualités qui prévalent ne sont pas forcément son tour de poitrine ou sa longue chevelure, ce qui en ces années 90 naissantes fait un peu exception. C'est aussi un comics qui permet de s'interroger sur les idées politiques du bonhomme, rendant beaucoup plus difficile les accusations de cryptofascisme qui seront bientôt son lot habituel, montrant une personnalité bien plus complexe que ce que certains voudraient en dire.

C'est aussi à cette période qu'il se rapproche du cinéma, écrivant les scénarios de RoboCop 2 et RoboCop 3. Si le premier ne sera finalement pas utilisé, son script ressortira plus tard en comics chez Avatar Press, le second est porté à l'écran. Ce qui est honnêtement loin de compter parmi ses meilleurs travaux. Pourtant, Miller expliquera des années après que son script avait été massacré et que cela l'avait dégoûté un moment de l'industrie cinématographique. Pour le moment, il se concentre donc sur les comics, notamment sur une de ses autres séries-phares : Sin City, où il est influencé par la ville de Los Angeles où il vient de déménager. Cependant, comme il fait tout, du scénario au dessin (en profitant d'ailleurs pour inventer un nouveau style graphique), cela prend du temps. Il ponctue donc son travail en signant à nouveau un work-for-hire en 1993, Daredevil : The Man Without Fear. Cette mini-série dessinée par John Romita Jr. permet à Miller de revenir sur les origines du personnage qui l'a fait connaitre. Visiblement, l'Homme Sans Peur ne cessera de l'inspirer car il délivre encore une fois un petit bijou, alors que le héros connait des temps difficiles et que les lecteurs le désertent peu à peu.

Pendant que Sin City continue de sortir, montrant que la passion de Miller pour le polar noir est accompagnée par une solide connaissance des codes du genre, il retrouve Darrow pour une histoire courte, Big Guy and the Rusty Boy Robot. De même, il collabore de nouveau avec sa femme Lynn Varley en créant 300 où il reprend l'histoire de la fameuse Bataille des Thermopyles, toujours pour le compte de Dark Horse. Tout va bien donc pour Frank Miller, qui décide de retourner à New York, à Hell's Kitchen plus précisément, et d'accepter de travailler à nouveau pour DC Comics qui lui propose de faire la suite de The Dark Knight Returns. Alors qu'il commence à travailler dessus, il a même fini le premier chapitre, un événement va définitivement tout changer pour lui. En effet, il va vivre en direct le 11-Septembre, ce qui va profondément le marquer et avoir une grande influence sur son travail.

Ainsi, quand sort The Dark Knight Strikes Again, le comics parodique qu'avait initialement prévu Miller devient un comics politiquement chargé et à charge. L'artiste s'en prend à tout le monde, les dirigeants bien sûr (il ne porte pas vraiment Bush dans son cœur), mais aussi à ceux qui protestent contre lui, plus tard il s'en prendra violemment au mouvement Occupy Wall Street, qu'il accuse d'affaiblir le pays (et c'est là que l'on se rend compte qu'il a franchi une ligne), mais aussi aux objectivistes qui suivent les idées d'Ayn Rand. En gros, il ne reste pour lui qu'une préoccupation qui est celle du terrorisme. Sa série All-Star Batman & Robin, dessinée par Jim Lee, ne va pas arranger les choses et sera même jamais terminée. S'il s'éloigne un peu du monde des comics en participant à l'adaptation de son Sin City au cinéma avec Robert Rodriguez, il apparait très vite qu'il s'enfonce dans une forme de paranoïa, à tel point que cela va même devenir insupportable pour sa femme Lynn Varley qui va divorcer en 2005.

Les choses ne vont pas forcément aller dans le bon sens pour Miller après cela. Son essai à la réalisation avec The Spirit va se conclure sur un cuisant échec commercial, même si en y regardant bien tout n'est pas à jeter dans ce film. Puis, son histoire de Batman qui va défoncer Al Qaida sera refusée par DC Comics. Quand bien même, il garde le concept en retirant Batman de l'équation et sort le comics sous le nom de Holy Terror. Un graphic novel pour le moins gênant, tant il expose les peurs obsessionnelles qui agitent l'artiste, ainsi qu'un cruel manque de finesse intellectuelle qu'on lui connaissait pourtant auparavant. Pire, il va tomber gravement malade et on va même se demander si le mal qui l'envahit ne va pas avoir raison de lui. Mais à la manière d'un Matt Murdock qui a besoin d'atteindre le fond du fond pour remonter plus fort, il semble que Miller aille mieux, et qu'il ait aussi mis un frein à ses obsessions maladives. S'il assure que c'est Brian Azzarrello qui a quasiment tout écrit dans The Dark Knight III : The Master Race, difficile de ne pas voir la patte provocatrice du créateur dans ces pages. Surtout qu'il a prévu d'en faire un quatrième volume. Lui qui a écrit tant d'histoires de rédemption, serait-il en train d'en prendre le chemin ? Ce qui est sûr avec lui, c'est qu'il est indéniable que quoi qu'il fasse, cela continuera à (nous) faire parler. N'est-ce pas la marque des plus grands artistes ?

Alfro
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