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Y-a-t-il encore de la place pour les auteurs chez Marvel et DC ?

Y-a-t-il encore de la place pour les auteurs chez Marvel et DC ?

chronique

Aussi provocante et/ou abrupte soit-elle, cette question mérite à mes yeux d’être posée. En effet, dans notre exploration en détail de ce qui fait de la nouvelle politique éditoriale d’Image Comics un véritable phénomène de la BD américaine, il est obligatoire de se questionner à propos de la place des auteurs, à l’heure où ils sont les premiers concernés par cette migration entre les mastodontes et les vieux réflexes de l’industrie vers un paysage nouveau, où les licences sont délaissées au profit du sacro-saint creator-owned. Évidemment, il ne s’agit pas ici de dresser un portrait tout blanc et/ou tout noir de l’édition de Comics en V.O, mais bel et bien d’essayer d’expliquer l’exode qui concerne des dizaines et des dizaines d’auteurs, qui ont appris avec le temps à se servir des différents éléments de l’industrie pour en tirer profit. Petite précision avant de se lancer dans le grand bain toutefois : il y a naturellement autant de carrières passionnantes que d’auteurs qui le sont tout autant, et le but de ce papier est avant tout d’analyser l’idée d’un mouvement global, pas les pérégrinations de chacun. 

Être artiste hier, c’était tout faire pour se faire repérer par les huiles de Marvel, si d’aventure vous n’aviez pas la chance d’être de la famille d’un auteur lui-même déjà en place ou de faire partie du circuit ultra-fermé des écoles d’art et/ou des proches des maisons d’édition New-Yorkaises. Des conditions quasi-impossibles à réunir pour un hypothétique futur auteur de Marvel, qui se trouvait alors à l’autre bout du monde et qui profitait de ses super-héros préférés grâce à une localisation qui mériterait d’être discutée. C’était, en plus, un métier qui était souvent envisagé en atelier, pour répondre à une logique de productivité effrénée, où les idées fusaient au dessus des planches à dessin et entre les passages répétés des coursiers. Un métier où les éditeurs de Marvel et de DC Comics pouvaient faire et défaire votre carrière, tant les alternatives de publication ont semblé bien maigres pendant de longues années, à l’exception de la publication indé’. Il n’est pas étonnant de voir des artistes tels qu’Alan Davis évoquer leur carrière pour le Big Two comme un métier d’artisanat quelconque, où la logique commerciale rampante a petit à petit tout avalé de créativité. C’est aussi la nostalgie de temps reculés, où Jack Kirby et ses fils spirituels façonnaient des mondes à grands coups de crayons dans leurs petits ateliers de Manhattan. Et qu’on ne s’y trompe pas : la concurrence faisait alors rage, mais à l’exception de quelques invités internationaux tels que Moebius ou Stan & Vince, les précieuses places d’auteurs étaient alors surtout réservées aux locaux, qui pouvaient faire des Comics mainstream la quasi-totalité de leur carrière, à l’exception de quelques incartades horrifiques et/ou biographiques ça et là. 

Nouveau venu dans l'univers des Comics, Chuck Palahniuk n'hésite pas à rentrer directement au sein de histoire pour l'un des plus grands moments de Fight Club 2.


Être auteur aujourd’hui, c’est  tout l’inverse. D’abord, si les titres que vous lisez chaque semaine sont imprimés aux USA et sont pour beaucoup majoritairement encore signés par des citoyens américains, la proportion d’artistes internationaux a tout simplement explosé ces 20 dernières années. La cause ? Internet, évidemment, qui en plus d’avoir ouvert les vannes de toutes les cultures à travers le monde et de former des artistes biberonnés à l’art japonais aussi bien qu’à l’art occidental, a permis à une nouvelle façon de travailler d’exister. Fini les coursiers et les deadlines purement physiques, place aux tables à dessin, au télétravail et au scanner de chantier. Forcément élevés comme vous et moi par Batman, Spider-Man et leurs potes en collants, des milliers d’aspirants dessinateurs ont alors trouvé la voie de Marvel et DC Comics dans un premier temps, deux boîtes capables d’offrir des boulots à des dizaines et des dizaines d’artistes italiens, espagnols, brésiliens, argentins, français et j’en passe. Fini l’hégémonie des locaux et des anglophones de naissance, place à l’ouverture vers d’autres cultures. Et avant la création d’Image Comics et l’avènement d’une nouvelle frange d’artistes qui n’ont pas envie de s’embarrasser des super-héros en collants et de leur morale discutable, toutes les places étaient bonnes à prendre chez Marvel et DC, qui ne pouvaient que se délecter d’un tel afflux de talents, qui ne semble toujours pas s’arrêter. Un accord gagnant-gagnant (si tant est que d’un point de vue purement pratique, être payé en dollars n’est pas toujours une super nouvelle pour un citoyen européen, par exemple), qui permet aux éditeurs de produire toujours plus de séries, garanties d’être illustrées dans les temps malgré l’anecdotique propension à dépasser des deadlines qu’auraient certains européens.  

Sauf que depuis l’avènement du « Image Nouveau » (celui qui vous permet de publier un titre creator-owned à votre guise, mais qui retient la totalité des recettes des trois premiers numéros avant de vous laisser la suite de votre série pour vous rémunérer), ce rapport de force est inversé. Si bien que les artistes européens conscients d’être capables de faire leur trou n’hésitent plus à parler de leurs passages chez Marvel et DC Comics comme de tremplins vers un ailleurs plus intéressant : celui de la création indépendante, des droits qui reviennent aux auteurs, des petits prix et qui ne souffrent aucunement d’une distance avec le lecteur, particulièrement à l’âge des réseaux sociaux. C’est le cas d’Andrea Sorrentino, qui nous disait avoir fait Green Arrow pour se faire connaître des fans de DC, avant de livrer quelques chapitres chez Marvel pour se familiariser avec leur lectorat. Le tout avant de profiter de sa notoriété acquise sur des boulots loin d’être mauvais (d’ailleurs) dans un espace plus enclin à faire parler sa créativité. Là aussi, le rapport est semble-t-il gagnant-gagnant, à l’exception peut-être du fait que le vivier d’excellents artistes n’est plus inépuisable, surtout quand ceux-ci viennent d’Europe et ne rechignent pas particulièrement au moment de devoir laisser les encapés de côté.
C’est alors que se produit l’exode dont nous parlons implicitement, celui qui a fait que la quasi-totalité des meilleurs artistes qui ont fait vivre Marvel et DC dans les années 2000 (une période de renaissance franchement excellente pour les deux boîtes, après les horribles années 90) sont désormais installés aux manettes de leur propres empires modestes, très souvent chez Image Comics. Suivis par leurs dessinateurs, jeunes et moins jeunes, Ed Brubaker, Matt Fraction, Brian K Vaughan, Jeff Lemire, Scott Snyder et tous les autres ont ensuite fait des émules, si bien que tous les auteurs forcés de passer par Marvel et DC tels que Kieron Gillen, Nick Spencer et d’autres, limitent aujourd’hui au maximum leur production pour Warner Bros et Disney, apeurés de travailler pour un salaire seulement, sans le moindre droit ni reconnaissance ensuite. Toujours en avance sur ses confrères, c’est à peu près exactement le discours que présentait Mark Millar à ses pairs il y a quelques années, au moment d’être l’un des premiers à dire officieusement adieu à Marvel. Réussite artistique totale ou pas ? Le fait est que le Millarworld avance et que l’Écossais semble toujours loin du retour fantasmé du côté de la maison des idées. 


Todd McFarlane, premier à paver la voie et à sentir le vent tourner, n'en croit toujours pas ses yeux.


Mais pour comprendre que la réponse à la question initialement posée est qu’il n’y en a pas (de réponse), il faut aussi distinguer la ligne ténue entre la création artistique « noble » et l'artisanat / « le job alimentaire » , qui n’a rien de très sale à partir du moment où il est convenu que personne (ou très peu de gens respectables) se laisseraient crever pour l’amour du travail bien fait - et s’il faut du monde pour les écrire et les imprimer, cette vérité l’est moins quand il s’agit d’acheter, ce qui n’empêche pas 90% des titres alimentaires de représenter 80% des recettes des éditeurs. Ainsi, quelques données pragmatiques sont à rappeler.
Si imposante soit-elle en apparence, l’industrie culturelle a toujours reposé sur une certaine fragilité, en particulier le secteur de la BD. C’est la raison pour laquelle, s’ils aimeraient pouvoir se consacrer à une histoire, et à une histoire uniquement, beaucoup d’artistes choisiraient cette option à rebours. Sauf que la réalité du quotidien ne permet pas à un auteur de vivre de sa propre création du jour au lendemain, même éditée chez un indé’ au pouvoir de distribution aussi important qu’Image Comics. Il lui faut bien souvent une fanbase pour assurer quelques ventes, travailler suffisamment bien pour attirer les curieux et, si la mayonnaise prend vraiment, espérer de devenir un succès. Sauf qu’en attendant d’être à la tête de plusieurs petits et/ou moyens succès, il faut bien subvenir à ses besoins de dosettes de café et de sandwichs à la rosette, ce qui pousse bien souvent les auteurs à continuer à travailler sur des « safe deals », comme lorsque Kieron Gillen, Jason Aaron et leurs potes font à peu près ce qu’ils veulent de l’univers Star Wars par Marvel, par exemple.
De vrais branleurs embarqués dans un vaisseau rebelle qui intéresse suffisamment peu de monde pour être dangereux, mais suffisamment de lecteurs pour en vivre en partie. Quand les langues se délient et qu’il y a prescription, ces auteurs vont tous vous avouer regretter ces contrats « faciles », qui pourraient revenir à de plus jeunes artistes en quête de gloire, mais plusieurs éléments entrent en compte. Par exemple, ce n’est pas parce que c’est mainstream que c’est sale, et ces auteurs n’oublient souvent pas que ce sont bien Marvel et DC qui leur ont permis de publier leurs premiers hits, quand bien même ceux-ci étaient liés à des héros destinés à constamment se renouveler. De plus, l’auteur peut aimer sincèrement un personnage sur lequel il a envie de travailler, tout en sachant qu’il se permettra d’y mettre un peu moins de soin que sur ses travaux personnels, qui ne disposent pas des mêmes sempiternelles bases de création, et qui ne sont pas inféodés à un ensemble commercial plus large, qu’il conviendrait de ne pas trop dérégler. 

Pour certains auteurs, de tels compromis sont impossibles et le poids des licences est trop lourd. C’est le cas de nombreux artistes qui vivent en marge du circuit classique des comics, à l’image de Bryan Lee O’MalleyStan Sakai, Mike Mignola et j’en passe. Pour eux, le poids des éditeurs en forme de checkpoints pour des histoires sûrement déjà écrites représente l’un des freins à une créativité qui ne demande qu’à s’exacerber. Mais là aussi, inutile de voir tout blanc ou tout noir, tant l’apport de la logique industrielle du Big Two fait progresser des artistes dans leur gestion de projet, dans leur façon d’appréhender leur carrière sans trop se soucier de ce qu’ils dineront le soir même, et même tout simplement pour progresser empiriquement.

Le problème de cette logique qui emprunte au meilleur des deux côtés, et c’est peut-être là le vrai couac soulevé par cet édito’, c’est qu’elle ne concerne que des artistes déjà renommés, dont la quête de succès n’est plus à prouver. Ceux-ci peuvent voyager à leur guise entre leurs lucratives créations et un contrat un peu sécurisant chez Marvel et/ou DC, tout le monde n’y verra que du bien et le rapport de force est désormais inversé. C’est par exemple le cas de Warren Ellis, qui chaque année vient affiner sa taxe d’habitation avec une mini-série tout droit sortie de son imaginaire si brillant pour Marvel, Moon Knight en étant l’exemple le plus probant, lui qui était accompagné d’un Young Gun que l’on aime beaucoup ici, Declan Shalvey. D’autres, tels que Matt Fraction, se lancent des paris un peu égotiques, comme lorsqu’il décide de créer Hawkeye en sachant pertinemment qu’il en ferait une série au goût indé, persuadé que Marvel aurait fini par vite le stopper. Problème : les lecteurs mordent et le titre devient l’un des plus gros succès d’estime de ces dernières années, et prouve à Marvel qu’il ne s’agit pas toujours de coller des histoires de fin du monde et de continuum espace-temps brisé pour exister. Et quand certains grands noms parviennent à véritablement imposer leur vision (prenez Joe Michael Straczinsky et Jonathan Hickman par exemple, ceux-ci sont inévitablement remplacés dans la continuité et/ou finissent par servir de prétextes à une relance purement commerciale, loin de leur idée assez révolutionnaire de départ. Évidemment, le poids des mois passants au rythme des salaires, c’est malheureusement cette même logique commerciale qui l’emporte sur d’archaïques valeurs artistiques.)


De gauche à droite, une magnifique brochette des plus grands auteurs de comic-books, passés des deux géants à Image Comics.


Parce que ceux qui font vivre les deux gros catalogues aujourd’hui, ce sont évidemment les petits artistes, qui débarquent souvent de la Ligue 2 du monde des Comics et de petits contrats pour des éditeurs qui ont transformé leurs questionnements sur l’exploitation infernale de licences en papier-toilette, tout au mieux. Ceux-là mêmes qui n’ont pas la reconnaissance suffisante pour tenter l’aventure du « tout indé »  (beaucoup ont essayé, et se sont vite ravisés pour faire de nouveau bouillir la marmite et multiplier leurs créations, ce qui n’est pas toujours une solution bénéfique pour un jeune auteur), qui se retrouvent coincés entre les désidératas d’éditeurs qui ont de plus en plus conscience d’être un « catalogue vivant un peu sympa » pour le cinéma, voire même de lecteurs déchaînés. Dernier exemple en date : Cullen Bunn et les extrémistes d’Aquaman, qui voulaient empêcher l’auteur de travailler avant même qu’il n’ait commencé. 

Certes, vous trouverez toujours des noms aussi ronflants que Jason Aaron (The Mighty Thor) et/ou Frank Miller / Azzarello / Kubert (Dark Knight III) chez Marvel et DC, mais m'est avis qu'il s'agit ici de magnifiques arbres qui cachent l'immense forêt, d'autant que les travaux de tels pointures sont souvent décidés par eux et eux seulement, en plus de constituer soit de petites révolutions éditoriales (le sexe du dieu du tonnerre pour l'un, le retour d'une saga légendaire pour l'autre). Peut-être s'agit-il d'un nivellement par le haut, pour des géants de l'édition qui s'appuient désormais sur quelques valeurs sûres autour de ce qui n'est plus qu'un catalogue souvent amorphe, puisqu'il est évident qu'il est désormais moins simple d'accéder au statut d'auteur que par le passé, où Marvel piochait dans les viviers de talent un peu à l'aveugle, avant de licencier leurs intérimaires dans les quelques mois suivants. Se lancer chez Image Comics, c'est accessible à celui qui a un nom et/ou trois mois de trésorerie devant lui, sans compter qu'il existe également d'innombrables séries Image qui ne dépasseront jamais le total de deux à trois chapitres, devant le manque de succès rencontré par celles-ci. Des séries qui, malgré leur faibles ventes, iront directement dans la poche de l'éditeur mais pas dans celle de son auteur. La rançon du succès passe elle-même trop souvent par un succès préalable - tout le monde n'a pas le potentiel d'être la très belle surprise indé' de l'année, comme une douce ironie. 

Évidemment, tout ceci n’est que la manifestation d’un affrontement d’idées plus anciennes et détachées de la logique de la BD uniquement, mais voici quelques éléments pour comprendre, et savoir pourquoi certains auteurs ont fait le choix d’aller travailler pour un éditeur qui, aux yeux du grand public, est bien moins connu que Marvel, DC et leurs super-héros bannières. Et puisque la logique que l’on retrouve en Comics n’est que celle d’un microcosme que l’on peut décliner à l’envie, il suffit de voir les mêmes logiques commencer à se développer au cinéma du côté des adaptations, où jouer la carte de l’auteur devient désormais une mode dont on ne peut plus se passer, en témoigne le glissement de production qui est en train d’être fait à partir de Doctor Strange et/ou du DCEU. D’autant que ce qu’il faut véritablement se rappeler, c’est que ceux qui ont les idées, ce sont, et ce sera toujours, ces satanés auteurs.

Sullivan
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