Tranquillement et sans faire de bruit, Ales Kot confirme être l'un des scénaristes les plus intéressants de la nouvelle génération. Surtout, il semble être le grand héritier de la vague britannique qui s'était abattue sur le monde des comics dans les années 80 (alors qu'il est lui-même tchèque). Après un The Material absolument essentiel, il débute un nouveau comics creator-owned cette année : Wolf.
Si The Material traite avec des sujets très pragmatiques, tels que l'accélérationisme, l'effondrement du capitalisme ou les crimes racistes, Ales Kot n'en oublie pas pour autant l'indicible (loin s'en faut, rappelons que son meilleur ami est un fantôme) et revient ici avec une série qui évolue dans le monde des mythes et du spirituel. Pas d'envolées lyriques pour autant, tout en convoquant créatures merveilleuses et personnages venus directement des mondes de l'imaginaire, ce nouveau comics garde les pieds sur terre, voire dans la fange. On découvre Antoine Wolfe, homie de Compton qui a la particularité d'être immortel. Ainsi, dans les premières pages, on le découvre chantant un blues bien connu alors qu'il est littéralement dévoré par les flammes. Ce don de ne pas mourir, mais aussi de constamment voir les fantômes de ses camarades de la guerre en Irak, il le met au service de sa communauté des créatures de l'ombre et règle leurs petits problèmes.
Il va tomber sur un gros poisson, celui qui l'a transformé en torche humaine pour vérifier qu'il est bien incapable de mourir, qui fait visiblement partie des 1%, ce qui n'a pas spécialement l'air de plaire à Wolfe, surtout que ce magnat est aussi raciste que déterminé à l'éliminer une fois qu'il aura remplit la tâche qu'il lui confie. Pendant ce temps-là, il doit aussi aider son poto Freddie Chtonic, hybride cthulhien dont la parenté avec les Grands Anciens ne semble pas l'aider au moment de payer le loyer de son appart' minable, et aussi gérer l'arrivée inopinée d'Anita Christ, une ado des beaux quartiers qui pourrait bien être l'annonciatrice de l'Apocalypse. Tout cela sous le soleil écrasant de la Californie et au milieu des disparités sociales.
Ce qu'il y a de très troublant à la lecture de ce premier numéro, c'est le sentiment d'avoir un croisement d'influences qui n'auraient jamais dû se rencontrer et qui pourtant finissent par donner l'une des histoires les plus originales et passionnantes depuis longtemps. Comme si Neil Gaiman avait écrit American Gods en écoutant NWA (cela marche aussi avec 2Pac) tout en montrant à Nic Pizzolatto comment on retraduit l'ambiance cradingue d'un polar qui se déroulerait dans les recoins les plus sombres de Los Angeles, façon The Big Lebowski en moins absurde. Un Chinatown moderne avec des créatures surnaturelles et un discours latent résolument anticapitaliste. Un grand mix qui marche pourtant merveilleusement bien. Faut dire qu'il a le temps d'installer tout ça puisque ce premier épisode fait tout de même cinquante pages, pour seulement 5$ (Image Comics rules !).
Pour servir cette histoire qui s'annonce comme l'une des plus intéressantes de ces derniers temps, Ales Kot est accompagné d'une équipe créative de haute volée puisqu'elle est dessinée de main de maître par Matt Taylor, illustrateur anglais bien connu des aficionados de Mondo, et colorisée par l'excellent Lee Loughridge dont on a récemment vu le travail sur Deadly Class de Rick Remender. Des artistes concernés qui retranscrivent à merveille ce L.A. interlope, peuplé par des personnages aussi inquiétants que sortants du lot. Ils s'adaptent à merveille à l'écriture virtuose du scénariste et bonifient l'aspect très littéraire de ce titre. Parfait en tous points.
Ales Kot, c'est un peu comme si Neil Gaiman était né dans les années 80 et qu'il était concerné par l'émergence de ce monde qui prend la suite des décennies de pragmatisme économique en lui opposant une vision complexe, spirituelle et définitivement plus humaine. Wolf s'impose comme une œuvre qui pourrait faire date dans le sens où elle saisit un zeitgeist à bras le corps pour l'exprimer dans une forme superbe et de haut niveau.