Voilà un titre qui semble fait pour attirer le chaland, d'une éthique éditoriale très précaire et aussi absurde que peut l'être un oxymore. Sauf qu'il recouvre une réalité qui ne fait que s'accroitre ces derniers temps, les scénaristes de comics s'éclatent plus sur leurs créations personnelles que sur les travaux de commande qu'ils doivent rendre à Marvel ou DC Comics. Pas tous certes, mais une grande majorité pour qui Image Comics semble être devenu le nouvel El Dorado créatif. Nous avons par exemple le tempétueux Warren Ellis qui nous dit que ses travaux chez Marvel, comme Moon Knight dernièrement, sont l'occasion pour lui d'expérimenter des nouvelles formes de narration et qu'il fait cela très rapidement sans trop y verser de réflexion. Le Britannique se lance aussi dans des réflexions emplies de spleen sur le work-for-hire et il n'est pas trop difficile de voir que ce qu'il a fait de meilleur n'est pas à trouver du côté des deux majors. Et il n'est pas le seul, loin de là.
Les scénaristes de comics auraient donc décidé de tourner le dos au genre qui a bâti cette industrie ? Pas vraiment. Il faut déjà voir dans un premier temps que les scénaristes qui travaillent dans les comics sont très différents de ceux qui ont contribué à l'essor du média. Désormais, nous avons nombre d'artistes venus de cursus universitaire littéraire, des artistes qui n'ont pas forcément en référence les comics de leur enfance. Ainsi, Scott Snyder était d'abord un auteur de récits horrifiques, Brian Wood fréquentait le gotha littéraire new-yorkais tandis que Jonathan Hickman qui se livrait à des expérimentations séquentielles où il transposait son expérience du monde journalistique (Nightly News). Même Brian M. Bendis a commencé en écrivant et en dessinant des polars conceptuels (comme Torso) alors qu'il est devenu l'un des scénaristes les plus influents de Marvel.
C'est bien là tout le problème des majors comparé à Image Comics, c'est que leur but premier n'est pas de publier des histoires mais de faire vivre un univers qui a ses codes et ses personnages prédéfinis. Une gageure pour un scénariste qui se retrouve bien loin du principe de création, qui doit passer après des années d'une histoire dont il n'est que le continuateur. Ce n'est donc pas très étonnant de voir ces écrivains frustrés par l'aspect figé d'un univers où la création est soumise à des contraintes drastiques. Il faut prendre en compte ce qui se passe dans les autres séries, il ne faut pas dénaturer le personnage, on ne peut rien créer sans devoir en référer à un nombre consistant d'éditeurs en tous genres. Surtout que depuis que le cinéma s'est mêlé à la fête, on le voit bien chez Marvel actuellement, le cahier des charges a doublé d'épaisseur et les scénaristes ne sont plus que des alimentateurs de catalogue.
Frustrant. Ce qui explique cette fuite des cerveaux ? Pas seulement, il y a aussi le modèle économique qui y est pour beaucoup. Ainsi, si Snyder reste chez DC Comics, c'est parce que la firme a décidé de s'aligner sur des émoluments conséquents. La sortie de Wytches montre aussi que le rapport de force est clairement en faveur du scénariste alors que la plupart des créateurs sous contrats auraient normalement interdiction d'aller voir ailleurs (y'a Vertigo les gars si vous voulez vous amuser). La feuille de paye de DC est forcément plus généreuse que celle d'Image dans un premier temps, mais cette solution de facilité attire de moins en moins, même Kyle Higgins va voir chez l'éditeur indé et la Distinguée Concurrence (plus durement touchée là-dessus que Marvel) affecte ses scénaristes à de nombreuses séries pour pallier à cette migration terrible.
La problématique qui se pose aux auteurs d'aujourd'hui est la suivante : reprendre des héros sur lesquels tout a déjà été écrit et où vous ne posséderez rien mais où le cachet est plus que satisfaisant; ou bien créer ses propres histoires, pouvoir interroger ses propres problématiques mais avec le risque de ne rien récupérer à la fin (surtout qu'en ces temps de surproduction, les parts du gâteaux donneraient des vertiges à Obélix, et il ne faut pas compter sur les amandes). Le super-héros est un trope narratif dont il n'est pas facile de s'accommoder, plein de contraintes et de codes qui ne s'accordent pas facilement avec toutes les histoires (question de cohérence littéraire).
Pourtant, contrairement à La Bruyère, nous n'allons pas affirmer que tout a été dit et qu'il ne reste plus rien à dire. Preuve en est qu'Hickman livre avec Avengers un récit de super-héros bien différent de tout ce qui a été fait, que l'on aime ou pas d'ailleurs. Le problème est de consacrer tout un univers à un seul genre, que l'on peut mâtiner d'horreur, de polar ou de comédie. L'hybridation n'est cependant pas vraiment la solution dans le sens où les codes de base persistent, et l'on peut se demander si les éditeurs ont vraiment envie de changer quelque chose au moment où ils annoncent le retour d'events, ce qui leur semble être une idée des plus novatrices. Comme si les comics mainstream fonctionnaient en cycle fermé, s'auto-cannibalisant indéfiniment et avaient une ligne d'horizon qui occulte tout ce qui passe au-delà. À l'heure où ils doivent se positionner par rapport au cinéma qui est le nouveau garant du genre super-héroïque, ils vont devoir se presser pour trouver une solution pour ne plus être la caricature d'eux-mêmes. (Enfin) Laisser carte blanche à leurs scénaristes pourrait déjà être une partie de cette solution.