Bonne et heureuse année à tous ! Comment débuter autrement ce premier Wanderer’s Treasures de la nouvelle ère, d’après la fin du Monde, ou plus simplement de 2013 ? Peut-être en entrant directement dans le vif du sujet plutôt qu’en faisant beaucoup de bruit pour rien, et en continuant à vous prouver qu’il y a plus de chose sur les étals et dans les bacs que Marvel et DC ne sauraient en rêver.
Vous aurez reconnu sans peine ces hommages maladroits au barde immortel. Heureusement celui que lui offrent Conor McCreery, Anthony Del Col et Andy Belanger avec Kill Shakespeare est d’un tout autre calibre. Cette série fut publiée chez IDW en 2010. Elle est désormais regroupée en deux tpb intitulés A Sea Of Troubles et The Blast Of War.
Kill Shakespeare fut à sa sortie justement comparée à Fables et The Unwritten, à juste titre. En effet elle est fondée sur une idée similaire. Là où la série de Bill Willingham met en scène des personnages de contes de fée et celle de Mike Carey puise allègrement dans la littérature, celle de MM McCreery et Del Col utilise les créations de William Shakespeare himself.
Les créations les plus célèbres de l’auteur se retrouvent donc à partager le même monde, pour un crossover aussi inattendu que finalement réussi, et surtout paraissant naturel. Ce qui n’était pas gagné tant les diverses pièces du barde appartiennent à des mondes différents (tant en termes d’atmosphère, d’univers, que d’époques). Et oui, c’est probablement la première fois qu’on parle de crossover et de Shakespeare dans la même conversation, mais sachons oser que diantre !
C’est Hamlet qu’on découvre le premier, à la fin de la pièce portant son nom. Après avoir tué son ami Polonius en croyant venger son défunt père, rejeté par sa mère, il doit quitter le Danemark (désolé pour les spoilers mais comme la pièce à quelques siècles, je me suis dit que ça passerait). Il embarque donc avec ses amis Rosencrantz et Guildenstern, poursuivi par ses visions du fantôme de son père.
Mais en route leur navire est attaqué par des pirates, et peut être aussi trois sorcières (à moins que ce ne soit qu’une vision de plus ?). Quoi qu’il en soit, le naufrage est inéluctable. Et notre sombre héros de se réveiller sur un rivage inconnu aux pieds d’un monarque au bras atrophié : Richard III. Allié à Macbeth et sa terrible épouse, conseillé par Iago, le roi va apprendre à Hamlet que ce dernier est peut-être celui qui devra accomplir une prophétie pour le bien du monde. Et pour cela il devra tuer celui qui est présenté par ses fidèles comme le créateur de toute chose, un être quasi mystique, un tyran abject du nom de… William Shakespeare.
Mais tout n’est pas si simple vous avez dû vous en douter à la simple lecture des noms des personnages mentionnés plus tôt. Et Hamlet aura l’occasion de s’en rendre compte quand il rencontrera les Prodigals. C’est ainsi qu’on nomme les adorateurs de Shakespeare, adversaires de Richard III, et emmenés par une jeune femme du nom de Juliet Capulet. Elle est secondée notamment par le redoutable maure Othello et le bon vivant Falstaff.
Ainsi débutera une grande quête consistant pour Hamlet à retrouver le mystérieux Shakespeare et surtout la plume de celui-ci, artefact tout puissant qui mettra fin au conflit entre les Prodigals et Richard et permettra de ramener la paix sur le monde. Une aventure efficace donc, avec son lot de rebondissements, une belle part d’action, une histoire d’amour bien écrite et la petite touche d’humour qui va bien pour compléter tout ça. Mais tout ça on aurait pu l’obtenir sans référence aucune au plus célèbre natif de Stratford-on-Avon. Heureusement les auteurs ont su faire de Kill Shakespeare plus qu’un simple récit d’aventure.
En effet le duo de scénaristes sait bien tirer partie de l’impressionnante galerie de personnages à leur disposition, les utilisant très intelligemment. Certains restent fidèles à ce qu’ils sont dans leur version « classique ». Hamlet est hanté par ses doutes et ses regrets (et au sens presque propre par son père). Il hésite, trébuche, commet des erreurs, chougne un peu à l’occasion, mais fait preuve d’assez de noblesse et de courage le moment venu pour être digne de son statut d’élu et de héros de la série. Lady Macbeth est elle aussi la femme ambitieuse et manipulatrice qu’on connaît.
Mais le plus remarquable à ce titre est à n’en pas douter Iago. Traitre il était, traitre il reste, fourbe et sans le moindre scrupule. Mais il ne devient jamais sa propre caricature et sait même se faire touchant par moment, qu’il mente (et vous vous y laisserez prendre aussi) ou même soit sincère. Peut-être le meilleur personnage de la série. Même si Falstaff, faux bouffon et vraie belle âme, n’est pas mal non plus dans un tout autre registre.
Et là où il y a Iago, Othello n’est pas loin. Le maure de Venise appartient à la seconde catégorie de personnages de la série, ceux qui ont été réinterprétés. Lui porte le poids de son crime, et celui-ci tempèrent quelque peu son caractère ombrageux. Et quel joie de le voir interagir avec Iago. Juliet est elle la plus méconnaissable, puisque de jeune fille transie d’amour pour son Roméo, elle est devenue chef de guerre et leader d’une rébellion. Une métamorphose inattendue (franchement on aurait plutôt pensé à la fameuse mégère finalement pas si apprivoisée), mais finalement si réussie qu’on y croit volontiers. Surtout qu’elle s’avère être un excellent premier rôle féminin, antithèse d’Hamlet et pourtant si complémentaire du sombre danois.
Et rien qu’avec ça vous avez suffisamment de raison de vous intéresser à ce titre, même si pour vous Shakespeare n’est qu’un nom évoquant quelques pièces, une ou deux citations voire quelques cours d’anglais douloureux (notez à ce sujet que si les scénaristes affectent un style ancien pour les dialogues en y allant de leur « thou » ou « thy » ça reste très facile à lire. Bien plus que pas mal de numéros de Thor par exemple). Les auteurs ont en effet su faire en sorte que leur œuvre reste accessible à tous.
Mais si vous connaissez un peu l’œuvre du barde, vous serez aussi gâtés. Vous apprécierez les petits clins d’œil comme les noms des auberges (Midsummer Night’s Dream, Merry Wives Of Windsor). Vous reconnaîtrez les intervenants mineurs tels que Puck ou trois sorcières bien connues. Ou même les noms connus cités au détour d’une conversation comme Yorick ou Bottom. Vous gouterez aussi certainement les deux histoires bonus, une à la fin de chaque tome, exploitant intelligemment Jules César et Titus Andronicus pour donner un passé à l’univers de la série. Et surtout vous serez conquis par les thèmes très Shakespearien du récit, qui constituent un subtile mise en abîme des plus réussies (sachant qu’il y en a une autre, plus explicite et plus convenue à la fin, mais qui fonctionne bien elle aussi).
Un mot du dessin d’Andy Belanger enfin, pas vraiment remarquable mais très honnête. Le style, un peu animated, un peu retro, est efficace. Les mises en page sont impeccables, l’ensemble est dense mais pas surchargé. Et les designs sont excellents, permettant à des personnages hétéroclites de cohabiter sans heurt.
Kill Shakespeare est donc un régal de bout un bout. Un excellent récit d’aventure épique avant tout, qui sait intelligemment utiliser les œuvres dont il s’inspire, en allant du clin d’œil à la réinterprétation. Mais aussi une œuvre plus subtile qu’on pourrait croire, qui propose un intéressant second degré de lecture. Alors à défaut d’aller au Globe pour une représentation, laissez-vous donc tenter par ce Kill Will (désolé ça fait deux pages que je me retiens que la caser celle là).